Prolonger une série qui finissait par la fusion de quasiment tous les personnages dans l’unité divine sans retour, voilà qui se révélait difficile. Heureusement, Jodorowsky joue sur le statut très ambigu de John Difool : présenté comme un « canal » des forces lumineuses bénéfiques pour sauver l’univers (air connu...), il redevient un anti-héros de base asservi à ses passions et à son intelligence bornée dès lors que les instances divines décident de ne plus passer par ce canal. D’où le fait que John Difool était voué à retomber dans la matière-incarnation, figurée par une chute dans le puits sans fond de la Cité, avec en prime l’oubli radical de ce qu’il a vécu antérieurement, et pourtant investi de la mission de se ressouvenir de sa vie antérieure (réminiscence platonicienne). Et hop, tout peut recommencer ! Bien joué, Jodo !


La quatrième de couverture et la première séquence de l’album mettent d’ailleurs beaucoup de soin à reprendre l’action exactement là où on l’avait quittée à la fin du tome 6 de « L’Incal » : John Difool est en train de tomber, et se permet même une vague réminiscence proférée sur un ton un peu sarcastique et distancié, mais correspondant fort bien au sentiment dans lequel le lecteur a été laissé à la fin du Tome 6 de « L’Incal ».
Ce n’est pas tout ça, mais il faut écrire une histoire différente sur le ton de la précédente ; si les récits se ressemblent trop, ou s’ils sont trop différents, le lecteur sera déçu, et on vendra moins, ce qui n’est pas le but de la manœuvre. Déjà, le sous-titre de ce Tome 1 (« Le Nouveau Rêve ») désarçonne le lecteur : si c’est un « nouveau rêve », alors tout ce qui précède n’était qu’un rêve aussi ? De quoi douter. D’autant qu’on ne sait plus très bien (planches 50 à 52) si on est vraiment dans un rêve ou une réalité parallèle, et, s’il y a rêve, qui rêve, et qui est rêvé. Ça devient confus.

Mais là, Jodorowsky reconnaît qu’il en a trop fait, et plaide coupable : « Dans Après l’Incal de Moebius, je me suis trompé. Je ne sais pas quelle idiote de mouche m’a piqué pour décider que toute l’histoire de L’Incal n’était qu’un rêve. Idée extrêmement facile. Après une cure en mangeant des noix de coco chez les indiens d’Amazonie, j’ai récupéré mon intelligence chamanique. Les sages rats à huit pattes que j’ai vus dans mes délires m’ont prié de recommencer l’histoire. »

(http://www.bdgest.com/forum/final-incal-par-ladronn-et-jodorowsky-t50176.html#p462611) .


C’est bien de le reconnaître, mais au finale, ce qui se passe « Après l’Incal » diffère-t-il de ce qui se passait quand l’Incal se canalisait dans le corps de John Difool ? Eh bien, pas trop. La trame, c’est toujours une histoire de combat de la lumière contre les ténèbres, avec intervention de créatures semi-divines bénéfiques et maléfiques qui changent sans cesse de forme, au point que John Difool en est lui-même lassé (planche 32). 

Même si les forces du Mal, dans cet épisode, se livrent à un coup d’Etat contre le pouvoir Techno, elles se révèlent encore plus Techno, dans la mesure où leur objectif est de procéder au « Grand Remplacement », en l’occurrence la suppression de toute vie « bio » (biologique), dont les esprits seront transférés dans des robots. L’idéal féminin de John Difool, ce n’est plus Animah, mais Louz (« Luz » en espagnol = « lumière ») (planche 54). Du côté du Mal, une espèce d’Alien visqueux à tentacules, le Benthacodon, est officiellement surnommé « Golem Noir », mais relève tout autant de la « pensée Techno » que le « Techno-Pape » des épisodes précédents. Le nouveau « Prez » (Président), contaminé par le côté ténébreux, ne se contente pas de détruire l’enveloppe biologique des habitants de la « Cité-Puits », mais leur vend (planche 35) le remède pour survivre. L’Incal n’est plus là, bien qu’il soit nommé (planche 54), mais la créature qui aide John Difool supplée sans problème à son absence, en se tenant non plus dans le corps de John, mais dans le creux de sa main droite.


Jodorowsky satisfait sa passion pour les destructions corporelles en nous proposant le « virus biophage 13X », qui réduit tout organisme vivant en un infect tas suintant de pus malodorant. Et la petite fille style Alice au pays des Merveilles qui vient au secours de John Difool n’arrête pas de changer de forme à chaque seconde, ce qui donne au dessinateur l’occasion de construire d’étonnants assemblages de formes géométriques. Cette sous-divinité porte opportunément le nom d’  « Élohim » (le nom pluriel de « Dieu » dans la Bible hébraïque) et se présente comme un « mécamutant blanc », pendant évident du « Benthacodon », « mécamutant noir ». Si ce n’est pas du manichéisme, ça, Madame ?
Les symboles, parfois lourds, se promènent dans le récit : « première des sept morts » (planche 43) ; « L’Arbre Mater », archétype des arbres-Monde mères de toute humanité (planche 44); le « techno-vagin » (planche 49)...
Pour l’occasion, Moebius (qui avait entrepris « Après l’Incal » mais l’a lâché à la fin de ce tome 1 pour cause d’incompatibilité scénaristique avec Jodorowsky) a considérablement embelli son dessin, en en faisant une référence pour quasiment tous les dessinateurs qui travailleront ensuite avec Jodorowsky : le dessin, maintenant assisté par ordinateur, acquiert un rendu de la 3D très convaincant ; creux, dépressions, orifices, écaillures dans le métal ou le béton sont d’un réalisme qui parle à plusieurs de nos sens simultanément ; les nuances d’éclairage font l’objet de dégradés subtils sans aucun hiatus, et Moebius semble s’amuser pas mal avec l’apposition de halos colorés brumeux autour des lumières que diffusent les nombreux robots présents dans l’action. Les vignettes, plus grandes, mieux ordonnées, sont fort bien mises en valeur, et chacune d’entre elles attire mieux le regard que dans la série-mère de « L’Incal ».
Robots pourvus de pinces, de piques, de serres acérées et inquiétantes continuent de persécuter John Difool, qui n’arrête pas de courir (comme d’habitude), surtout pour sauver sa peau, et beaucoup moins vite pour se lancer dans l’action.
Baroque dans les décors subjuguants, renouvelant le réalisme graphique de Moebius par un rendu de 3D très innovant – et appelé à faire école -, « Après l’Incal » reprend le même schème que « L’Incal », en variant plus ou moins les péripéties.
khorsabad
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le 23 avr. 2015

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