Evoquer à l'aide des mots une expérience de lecture est une mission qui ne se remplit pas toujours aisément. Le premier tome du Voleur d'estampes, de Camille Moulin-Dupré, vient le rappeler. (Pour un extrait à lire, voir ici.)
Le premier point qui interpelle c'est la division de l'ouvrage : à une partie sur pages "blanches" succèdent une partie sur pages "noires", comme pour mieux marquer la séparation entre le jour et la nuit, le changement d'activité du Voleur et sa double vie. Cet élément visuel n'est pas le dernier à nous interpeller positivement. N'étant pas familier de cette pratique, je l'ai trouvée innovante et positive. Une manière d'inscrire matériellement la "division" du personnage du Voleur.
Lorsque l'on parcourt les pages un deuxième élément visuel nous interpelle : le tome se présente - majoritairement - comme une succession de tableaux, d'estampes, les mouvements étant i) rares et ii) suggérés par un ou quelques traits indiquant la direction suivie. Nous sommes donc mis à contribution pour imaginer le mouvement, ce qui se passe entre les cases. Ce jeu entre l'immobilité du dessin et le mouvement de l'intrigue (le temps passe, les personnages bougent, changent de lieu...) n'est pas déplaisant. Surtout, il y a un passage où nos repères de lecture se brouillent : une double-page où les cases sont numérotées pour nous permettre de nous repérer. Cette manière de retranscrire la scène qui se déroule, le mouvement qui la parcourt a fait mouche.
Enfin il y a la manière dont sont insérés les paroles : pas de bulles, les propos s'insèrent directement sur la page, annulant la séparation dessin/dialogue et renforçant l'aspect unifié des planches et le fait qu'un nombre non négligeable de paroles sont des paroles intérieures, que les personnages se tiennent à eux-mêmes (le Voleur, l'héritière).
Ces éléments portent un récit qui ressemble, en partie, à un échange sans contact entre le Voleur et l'héritière. La scène où l'héritière parle d'ailleurs au chien pour faire passer un message au Voleur est d'ailleurs brillante. Leur statut social n'est pas le même, pourtant tous les deux aspirent à une forme de liberté qui pourrait bien se rejoindre. Ils se verront, pourront se parler mais cela ne présage en rien de la suite de leurs destinées.
Au-delà de ces deux personnages le tome introduit aussi un jeu intéressant entre des éléments fantastiques, frappant l'esprit des adversaires du Voleur, et l'idée que tout ceci n'est qu'un tour de prestidigitateur. Tradition et modernité pour utiliser un gros raccourci. Nous voyons aussi la situation d'une ville japonaise marquée par les transformations à venir, qui souffre et dont le Voleur représente une forme de catharsis, qui réalise ce que nombre d'habitants souhaitent vu leur situation instable et la fortune des aisés (le Voleur n'est toutefois pas Robin des Bois : ce qu'il vole il ne le redistribue pas aux plus pauvres). Cette séparation entre les "riches" et les "pauvres" se marque d'ailleurs géographiquement.
Camille Moulin-Dupré nous propose un recueil de tableaux que l'on prend le temps de lire, de décortiquer pas à pas pour mieux saisir son organisation, les références diverses (Tengu...)... Même sans être particulièrement versé dans le domaine des estampes japonaises, j'ai pris du plaisir à parcourir les pages, voir alterner le jour et la nuit, lire les pensées des personnages. Le Voleur d'estampes se révèle être un voyage dans un musée taille réduite d'art japonais, voyage à poursuivre dans le second volume.