Malheureusement, je vais devoir raconter ma vie. Quand j'étais encore gosse, élevé par un père célibataire et constamment flanqué par mon grand frère, la vie avait la même teinte pop-vintage un peu jaunie que les chansons d'Eddy Mitchell qui tournaient en boucle dans la bagnole sur le trajet qui nous emmenait de la profonde campagne jusqu'à Bordeaux. Assis sur mon fauteuil, je restais tranquille pendant une bonne heure, sans dire un mot. Je savais pertinemment qu'on y allait pour se faire une toile entre bonhommes.
L'ambiance était toujours très pudique. On sait ce que c'est, entre hommes, surtout ne jamais laisser transparaitre une émotion. Pourtant dieu que j'adorais ces instants. Une fois le film fini, on se tapait un kebab chez l'arabe qui jouxte le ciné : "La Dernière Séance". On ne parlait pas du film, non, non. J'étais bien trop jeune de toute façon. D'ailleurs, on ne se parlait pas vraiment. Mais, aussi niais que ça puisse être, on savait que dans la salle, on se délectait de chaque instant, parce qu'on parvenait à passer du temps ensemble pour oublier les emmerdes qui nous tombaient sur la gueule. Et ce kebab, c'était le prolongement de ce moment privilégié.
Si je raconte ça, c'est parce que c'est dans ce cinéma que j'ai découvert Miyazaki avec Le Voyage de Chihiro, et également dans le même que je lui ai dit au revoir cet après-midi. Quel drôle de sentiment. Cette impression qu'une ère s'achève à l'écran comme dans votre vie. On entre dans ces quatre murs le cœur forcément serré, angoissé. L'insouciance de mes neuf ans lorsque mes yeux s'écarquillaient encore devant un déluge mystique et fantastique de personnages s'est évanouie à mesure que je descendais les marches pour prendre place. A raison.
Car Le Vent se Lève est l'exception finale sur le parcours de Miyazaki, l’œuvre qu'il lui fallait réaliser, en décalage avec l'optimisme qui, quoique camouflé parfois, ponctuait son parcours. Le ton est crépusculaire, l'introspection est omniprésente. Le paysage peint sur toile, rayonnant, est maculé de sang écarlate. On sent constamment l'air résigné du réalisateur, qui à l'orée de sa fin de carrière, n'a toujours pas de successeur. Même son propre fils n'est pas à la hauteur des espérances.
Alors avec son dernier long-métrage, le maître choisit de mettre en scène un concepteur d'avions japonais dévoré par son travail, obsédé par sa passion. Dans ce mini-moi, Miyazaki matérialise ses contradictions, égoïste et altruiste, amoureux et centré sur sa personne. Il n'a aucun problème à traiter ses pairs comme des égaux, mais dicte avec une rigueur intraitable sa cadence et sa vision à ses équipes.
Seulement le jeune Jiro diffère sur un point essentiel avec le créateur. Comme les bolides volants qui naissent de son imagination sans borne, tantôt fantasmés, tantôt réalisés, le jeune ingénieur n'a pour carburant que sa passion, dans sa forme la plus pure et immaculée. Tandis qu'en toile de fond on discerne les ravages de l'industrialisation à vitesse V du Japon et de la montée du nazisme en Allemagne, le héros ne se soucie guère du devenir de ses avions, isolé dans un hôtel de plaisance. Il recherche simplement la ligne la plus pure, l'adrénaline que lui procure le défi technique. "On ne fait rien de mal" lui dira son meilleur ami ingénieur.
Miyazaki se questionne ici sur son propre engagement, écologique, marxiste. Fallait-il produire seulement pour atteindre l'idéal du beau sans se préoccuper du message, ou ai-je eu raison de dénoncer les travers d'un système auquel je n'ai jamais vraiment cru ? Chacun trouvera sa réponse. Y compris dans la photographie captivante du réalisateur, chaste et innocente lorsqu'elle brosse un ciel d'un bleu serein, reposant, à l'image du personnage féminin principal, aussi guindé que tendre. Ou terriblement terrifiante lors des scènes d'ouverture et de fermeture de l'histoire de Jiro, lorsque la nature, terrestre comme humaine, montre les dents et ravage la création.
Cependant, malgré le vent de résignation et d'amertume qui souffle sur la fin de cette ère, Miyazaki reste vrai, touchant, comme il l'a pu l'être par le passé. Il a notamment toujours eu ce chic pour faire des personnages malades des modèles de droiture, de courage et d'espoir. Et à transformer les figures les plus antipathiques en crème fouettée. On ne peut en fin de compte s'empêcher de fouiner comme on peut à la recherche d'un élément qui nous raccroche au Miyazaki que l'on connait bien, celui qui nous a piégé à jamais dans sa marmite de fables pour petits et grands, son antre des merveilles.
Je quitte donc le cinéma, clope au bec, nœud dans l'estomac. Je l'allume tandis que la pluie commence à battre le pavé, tire deux, trois lattes. Je passe devant La Dernière Séance et détourne le regard l'espace de tout juste une seconde puis trace ma route. Un chapitre s'est définitivement terminé.
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