Le deuxième long métrage de fiction de Jean-Charles Hue confirme bien les intuitions soulevées par La BM du Seigneur (2010). Là encore, avec un casting à peu près identique, transparaît le voisinage du documentaire et de la fiction, la mise en scène de Hue restant obstinément affaire de captation de la langue, des corps et visages uniques des Yéniches du Nord, communauté de gens du voyage moins en vue que celle des Tziganes. Proche de ses acteurs depuis dix-huit ans, suite à sa rencontre avec la communauté en raison des origines de sa propre mère, le cinéaste, comme dans le précédent film, ne fait pas mine de découvrir leurs mode de vie et rituels. Leur rapport à la religion, la défiance permanente des hommes, leurs idées sur le monde des gadjos (les non gitans), il en a assez connaissance, à l’heure de les filmer, pour se garder de toute approche distanciée ou exotique.
Avec Mange tes morts, Jean-Charles Hue décide alors de passer, littéralement, à la vitesse supérieure, rattachant cette proximité « documentaire » avec ses acteurs à un souci plus fort de cinéma. Le genre (polar, western, film noir), personne ne l’a peut-être jusqu’ici envisagé, ne concerne pas moins ce monde-là qu’un autre. Raison pour laquelle le film foncera tête baissée, avec un louable premier degré, aussi loin que pourra le mener son postulat très classique. Fred (Dorkel) revient après des années de prison. A son retour, l’accueil de la famille et des autres membres de la communauté est aussi chaleureux qu’embarrassé. D’évidence, quelque chose n’est pas réglé. Des comptes restent à solder. L’ombre d’un père au destin funeste plane au-dessus des têtes pourtant frappées par le soleil. Comme dans tout film de genre digne de ce nom, l’action promise sera portée par le poids de la mémoire.
Dans la proche famille de Fred, une mère bien sûr, mais surtout trois hommes aux gabarits distincts. Le plus costaud est Moïse (Dorkel), cousin blond au phrasé obtus, qui malgré le respect qu’il lui porte confiera ne s’aventurer avec lui dans sa folle escapade que pour garantir la sécurité d’un autre. Cet autre, c’est Jason (François), tout juste dix-huit ans, petit frère encore un peu tendre (accessoirement adopté) pour qui le retour de l’aîné est aussi l’occasion d’en savoir plus de l’histoire qui les lie, des raisons de son arrestation à leurs conditions de vie de l’époque, en passant, toujours, par la place du père. Place que Mickaël (Dauber), cadet de Fred et troisième frère donc, aura tenu tant bien que mal jusqu’ici, d’où sans doute son enthousiasme modéré face à ce retour. Sont ainsi réunis tous les ingrédients d’un film d’hommes, où bonhomie et rivalité sourde donneront le ton toujours variable, idéalement incertain de l’aventure.
Après récupération de la voiture avec laquelle il fit jadis les quatre cent coups, Fred entraîne bientôt les gars dans une nuit de folie, moyen pour lui de jouir vraiment de sa liberté retrouvée et de reprendre la place qu’il estime être la sienne, quoi que son absence et le temps aient pu laissé croire aux autres. Pour lui, l’aventure ne continue pas, mais reprend là où elle s’était interrompue. C’est alors le moment de dire à quel point, dans ce rôle du grand frère revanchard, Frédéric Dorkel s’impose, plus encore que dans La BM, comme une pure présence, un corps idéal de cinéma, surtout dans pareil contexte de tragédie filiale. Car si l’on peut légitimement se permettre de penser, et même dire, qu’au regard des critères classiques du métier les acteurs de Jean-Charles Hue jouent assez mal, il est difficile de nier que celui-ci sait tirer d’eux le meilleur de ce qu’ils sont pour matérialiser leur personnage, et par conséquent leur situation.
Il n’est alors plus question de justesse, à mesure que Fred et ses frères s’enfoncent dans la nuit de ce qui ressemble bien à un dernier voyage, mais d’évidence. Tous sont là, entièrement et sûrement, sous nos yeux captivés et la caméra amie d’un filmeur les regardant comme personne (qui d’autre aujourd’hui les regarde d’ailleurs, ces gens ?). Une ambition au fond : ouvrir à cette communauté qu’il connaît comme aucun autre cinéaste français de nouvelles perspectives d’existence. Soit celles d’un cinéma d’action et de furie, par moment d’un road movie nocturne et suspendu à la Michael Mann. Jean-Charles Hue impose ici avec force non seulement sa méthode sans rivale mais aussi des figures auxquelles seuls un Jacques Rozier ou un Jean-François Stévenin cinéaste, hélas disparus des radars, sauraient donner vie. Sauf à dériver outre-Atlantique, du côté d’un Monte Hellman fraîchement ressuscité (Road to nowhere, 2010). Nous avons peut-être, enfin, notre nouveau Macadam à deux voies.
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