Dans une courte préface, Curzio Malaparte (1898 – 1957) raconte l’histoire du manuscrit de «Kaputt», écrit sur le front de l’Est entre 1941 et 1943, dissimulé et transporté en plusieurs parties pendant la guerre pour être finalement publié à Naples en 1943, après le débarquement des alliés à Salerne. Témoin ambigu du cauchemar de la guerre, celui qui fut l’un des écrivains les plus controversés du XXème siècle livre avec «Kaputt» un récit hanté de visions, issu de son expérience de correspondant de guerre sur les fronts de l’Est.
Est-ce un roman ? Un témoignage ou une affabulation ? «Kaputt» est un abîme bouleversant et putréfié d’où sortent des rêves hallucinés, des visions spectrales et parfois sublimes, le récit du naufrage de l’humanité, de l’horreur de cette guerre qui semble être un hiver éternel dans les terres de Russie, de Pologne, d’Ukraine, de Roumanie et de Finlande.
«Kaputt» fait coexister l’horreur immonde et la terreur des ghettos et des massacres avec la beauté charnelle ou froide des paysages du nord, les dîners luxueux envahis par la putréfaction des dirigeants allemands et de leurs alliés, les dîners de l’aristocratie étiolée et humiliée – spectacles décrits avec la sensibilité et le réalisme de toiles de Chardin, ou avec la dimension funèbre de toiles de Cranach.
Roman bouleversant d’un correspondant de guerre qui voulut tout voir, d’une beauté scandaleuse, d’une emphase démesurée, irritant tant le narrateur s’attribue constamment le beau rôle, «Kaputt» est un livre indispensable sur la guerre, l’illustration la plus sublime d’un monde en perdition.
«Dans cette pièce tiède aux parquets couverts de tapis épais, éclairée par cette lueur de miel froid que donnaient la lune et la flamme rose des bougies, les paroles, les gestes, les sourires des jeunes femmes évoquaient avec envie et regret un monde heureux, un monde immoral, jouisseur et servile, satisfait de sa sensualité et de sa vanité. Et l’odeur morte des roses, l’éclat éteint de l’argenterie ancienne et des vieilles porcelaines, le rappelaient à la mémoire avec une impression funèbre de chair putréfiée.»
«Les autres officiers, les camarades de Fréderic, sont jeunes aussi : vingt, vingt-cinq, trente ans. Mais tous portent sur leur figure jaune et ridée des signes de vieillesse, de décomposition, de mort. Tous ont l’œil humble et désespéré du renne. Ce sont des bêtes, pensé-je ; ce sont des bêtes sauvages, pensé-je avec horreur. Tous ont, sur leur visage et dans leurs yeux, la belle, la merveilleuse et la triste mansuétude des bêtes sauvages, tous ont cette folie concentrée et mélancolique des bêtes, leur mystérieuse innocence, leur terrible pitié.»
«À un certain moment, l’officier s’arrête devant l’enfant, le fixe longtemps en silence, puis lui dit d’une voix lente, lasse, remplie de contrariété :
– Ecoute, je ne veux pas te faire de mal. Tu n’es qu’un mioche ; je ne fais pas la guerre aux mioches. Tu as tiré sur mes soldats. Mais je ne fais pas la guerre aux enfants. Lieber Gott ! ce n’est pas moi qui l’ai inventée la guerre ! L’officier s’arrête, puis dit au garçon avec une douceur étrange : Ecoute, j’ai un œil de verre. Si tu peux me dire tout de suite, sans réfléchir, lequel des deux est l’œil de verre, je te laisse partir, je te laisse en liberté.
– L’œil gauche, répond aussitôt le garçon.
– Comment as-tu fait pour t’en apercevoir ?
– Parce que des deux, c’est le seul qui ait une expression humaine.»
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