Délicate posture que celle du créateur lorsqu’il se présente comme un cinéphile idolâtre des grands noms qui l’ont précédé. Robert Eggers s’est fait connaître en investissant le cinéma de genre avec un regard aiguisé, un indéniable sens de l’effroi et une fascination pour les personnages complexes. The Witch étonnait, mais dès The Lighthouse, la surenchère formelle l’emportait sur un fond à la vanité croissante, lourdement enlisée dans The Northman.

D’une certaine façon, ces écueils ne risquaient pas de se représenter avec cette nouvelle version de Nosferatu : ce récit fondateur du genre est évidemment à l’épreuve du temps, et a vu les plus grands y projeter leur angoisse (Murnau), leur fascination (Herzog) ou leur virtuosité baroque (Coppola). Alors qu’Eggers se distinguait jusqu’alors comme un cinéaste singulier, nous immergeant dans un univers n’appartenant qu’à lui, le voilà disciple d’une légende bien plus grande que lui, et riche d’une tradition historique remontant aux origines mêmes du septième art.

Autant d’enjeux qui pétrifient souvent son projet, déployant avec le plus grand sérieux du monde le déroulé bien connu des événements. À l’exception notable et bienfaisante d’un Dafoe injectant un brin d’humour et de fantaisie, le monde corseté qu’investit Eggers semble aussi figé que sa déférence face aux grands modèles. Passifs et possédés, les personnages subissent une mise en scène évidemment maîtrisée, mais qui ne cesse de travailler un magnétisme hypnotique les transformant en pantins plaintifs, rétifs à l’occulte, aux désirs et à la réalité d’un chaos croissant, conduisant bien des séquences plus du côté d’un Exorciste que du conte gothique.

Le travail plastique est évidemment à saluer, et chaque plan fait l’objet d’une attention démesurée pour renouer avec la mythologie, de la société puritaine aux ruines glaciales des Carpathes. Eggers n’a rien perdu de son talent, qui n’est jamais aussi éblouissant que lorsqu’il lâche enfin les rênes, comme on peut le voir dans la superbe séquence où le carrosse vient cueillir Thomas dans la forêt neigeuse. Entre l’animation et la peinture noire, un monde jusqu’alors s’ouvre alors au protagoniste comme au spectateur… avant que la convention ne revienne phagocyter la suite des événements. Eggers applique sagement tous les invariants du genre (multiples et vains jumpscares), aligne les séquences type (zoom sur un élément, gradation vers l’horreur avec rupture brutale sur une ellipse, le plus souvent par le réveil d’un protagoniste), et livre une copie scolaire assez figée dans laquelle l’ennui, voire l’indifférence pour les personnages s’installe assez rapidement.

Le plus frustrant réside sans doute dans le traitement réservé au personnage éponyme : si Eggers diffère tant la mise en lumière de son visage, et s’en remet le plus souvent à une voix off qui rappelle plus Sauron que les tréfonds de l’inconscient, c’est surtout parce qu’il n’a pas grand-chose à incarner. Une très belle ombre sur les rideaux ou des griffes sur la ville (merci Murnau), des prothèses putréfiées, une voix d’outre-tombe… et c’est tout. Nosferatu est une simple incarnation du mal, un pur symbole, totalement inféodé au parcours initiatique d’Ellen, de quoi regretter amèrement les versions précédentes, particulièrement celle d’Herzog. Le parti pris est intéressant, parce que cette dernière (incarnée sans réserve par Lily-Rose Depp) va occuper, dans la dernière partie du récit, une place déterminante qui déplace les curseurs habituels, s’intéressant au corps féminin, son désir et le tabou culturel qui l’accompagne. L’affrontement sexuel avec son propre mari tient enfin un sujet, dont le pendant sera l’union finale, où le sujet central, les corps, existent enfin pleinement. Cette fable puritaine cruelle, qui fait du désir féminin une éclaboussure pestilentielle sur une ville entière a de quoi fasciner.

Mais Eggers a lui-même bridé ce désir de décalage par rapport aux modèles : et de la même manière que la cohorte de protagonistes entrave Ellen, il n’a su se débarrasser des chaînes du copiste.

Activité sur Nosferatu