En musique comme en football, la question des transferts se pose. La libre circulation des biens et des personnes n'a pas attendu Shengen pour s'imposer au business musical: déjà en 1962, le batteur-star de Rory Storm And The Hurricanes quittait la maison-mère pour rejoindre un gang de jeunes cadors en devenir, nommé The Beatles. Le transfert réussi de Ringo Starr ne doit néanmoins pas nous faire éluder le problème sensible de l'après, une fois que lumières scintillantes du show-business s'affaiblissent et que les acteurs du système retrouvent un niveau de notoriété relativement normal.
Dans les seventies, les groupes de prog passaient leur temps à se faire et se défaire, et se formait alors une caste composée des meilleurs musiciens de l'époque. On y trouvait les instables chroniques, les débarqués volontaires et involontaires, mais aussi ceux qui préféraient la tranquillité d'une carrière d'expert solo (à la manière d'un Bill Bruford), participant à plusieurs opus plus ou moins légendaires sans s'inscrire véritablement dans une vie de groupe. La tentation de puiser dans ce creuset de talents était grande, et on a vu avec l'exemple d'Asia que c'était parfois loin d'être suffisant. Pour produire un son de qualité j'entends. Et vendre des caisses de disques au passage mais ça, c'est un autre problème sur lequel nous ne reviendrons pas. En 2012, la démarche de Steve Hackett et Chris Squire est toute autre.
Car il est évident que cette collaboration entre le bassiste de Yes et l'ancien guitariste de Genesis, si elle aurait pu générer un intérêt commercial certain en 1978 (voire éventuellement des bénéfices, comme ce fut le cas pour GTR, l'union Hackett-Howe en 1986), en 2012 elle n'attire plus qu'une forme de curiosité polie. Et pourtant, la qualité y est bien présente. Comparée à celle de ses anciens camarades Peter Gabriel (en solo), Phil Collins (en solo et avec Genesis), Tony Banks (avec Genesis) et Mike Rutherford (avec Genesis et Mike & The Mechanics), la carrière de Steve Hackette n'aura de loin pas connu le même destin commercial, ce qui explique sans doute l'aura dont il bénéficie encore auprès des puristes du genre. Probablement par choix, Hackett a toujours préféré adopter une attitude située entre fan-service plus ou moins subtil (les deux albums Genesis Revisited), albums personnels mêlant qualité musicales et tentatives expérimentales, et collaborations artistiques. Mais on ne peut guère lui reprocher d'avoir vendu son âme au diable: peut-être n'en avait-il pas les capacités? C'est possible, mais il s'agit d'un autre débat. Toujours est-il que ses nombreuses activités en studio et participations à des albums divers l'ont amené à fréquenter à plusieurs reprises le bassiste Chris Squire.
Ce dernier est l'homme d'un groupe, Yes, dont il est membre fondateur et caution artistique depuis longtemps. Une reformation de Yes ne coule pas de source, puisqu'au sein de ce groupe légendaire se sont succédé depuis le début six pianistes, quatre chanteurs et autant de guitaristes, ainsi que trois batteurs. A l'inverse, Yes n'a jamais connu qu'un seul bassiste: Chris Squire. Ce qui ne l'a pas empêché de participer à plusieurs disques à l'extérieur du groupe, de tenter un combo improbable avec Jimmy Page et Alan White, et de jouer sur deux albums de Steve Hackett, Out Of The Tunnel's Mouth (2009) et Beyond The Shrouded Horizon (2011). C'est ce qui leur a donné envie de pousser un peu plus loin leur collaboration, jusqu'à nous proposer ce Squackett (Squire/Hackett).
Si l'industrie de la musique a connu pléthore de fausses bonnes idées, dont la plupart impliquaient des membres célèbres de groupes fameux, Squackett n'en est pas une.Et ceci pour une raison simple: le combo n'est pas construit sur le modèle d'un plan marketing. On découvre un beau jour que Steve Hackett et Chris Squire ont écrit un album ensemble, qu'ils ont choisi un nom ridicule et qu'aucune tournée n'est prévue. Un site internet plutôt pauvre, quelques rares interviews et un single (Sea Of Smiles) passé inaperçu, le concept ici n'est pas de vendre des albums, ce qui peut sembler paradoxal.
Et il est vrai qu'à première vue A Life Within A Day ne paie pas de mine. L'album semble avoir été écrit en 1978, conservé dans le formol pendant trente années et ressorti et enregistré à la fin des années 2000, tout semblant de ressemblance avec un album existant de Yes étant probablement la manifestation d'un esprit mal tourné. Blague à part, s'il est vrai que cette démarche fut adoptée par les survivants du prog qu'est la bande à Squire, ce n'est guère le cas de Squackett, même s'il est toujours possible que certains morceaux soient mis de côté (cela semble être le cas d'Aliens). Pour autant, malgré son écriture récente cet album a le défaut de tous ceux de Steve depuis vingt ans, ainsi que de ceux de Yes depuis vingt ans également, et c'est pour cela qu'il nous intéresse: malgré une qualité de composition certaine, il semble totalement hors du temps, déconnecté de son époque, et uniquement enregistré pour ceux qui aiment déjà le prog des années 69-77. Bien sûr, il est pas ici question de reprocher à Squackett de ne pas avoir invité Kanye West sur le premier single pour en booster les ventes. Mais le prog moderne existe, les artistes créateurs qui jouent avec les codes existent également, ainsi que les groupes pratiquant le mélange et le cross-over cher au prog originel.
Revenons à nos moutons: des anciens jamais vraiment partis, qui s'unissent pour sortir un honnête album d'un prog accessible et sucré, peut-on leur reprocher de ne pas s'être tués à la tâche pour nous proposer un album exceptionnel, expérimental et avant-gardiste? Non, bien sûr, ce serait trop exagéré, on n'attend pas d'un artiste en fin de carrière qu'il ne révolutionne grand chose, mais plutôt qu'il fasse plaisir à son public. Notez que cette vision des choses nécessite un public et ne s'applique donc qu'à la musique moderne et à son industrie. Les critiques auraient-ils accepté qu'Hemingway ou Schubert, en "fin de carrière" (pour autant que cette expression ait un sens concernant ces géants), pondent une œuvre souffreteuse et nostalgique destinée à ne ravir que leurs plus fervents adorateurs? Sans doute que non. Mais comme nous ne sommes pas dans le monde de l'art contemporain mais bien dans celui du spectacle et du divertissement avec ce Squackett, on peut tout leur pardonner.
On leur pardonnera le son un peu lourdingue de la batterie de Jeremy Stacey, ou le tempo souvent pataud de l'ensemble des morceaux, et on le fera avec d'autant plus de facilité que ces derniers sont très bien écrits. L'album est composé par Hackett et Squire, accompagnés de Roger King, producteur britannique, qui assure également les claviers sur l'album. Ce sont neuf chansons, agréable et plaisantes, chantées par le duo dont les deux voix se marient étrangement bien. On y distinguera des références aux Beatles (le riant Divided Self), un enchainement plutôt réussi (Can't Stop The Rain & Perfect Love Song), le lourd Storm Chaser et les excellents A Life Within A Day et Aliens.
S'il ne fallait retenir qu'une seule chose des carrières de Steve Hackett et Chris Squire, ce ne serait évidemment pas celle-là. Non pas qu'elle soit mauvaise, mais on est bien loin des standards du genre que ces deux grands messieurs ont fortement contribué à créer dans les seventies. Enregistré à la bonne franquette chez Steve, produit sans excès par Roger King, et composé des collaborations amicales et astucieuses du duo, A Life Within A Day montre tout de même que ces deux-là gardent encore une bonne forme: sans être un grand album, il contient de grands moments, ce qui est déjà un bel effort. A vrai dire il est presque préférable que cet album soit paru en 2012 et pas dans les années 80: autant il est peu probable qu'il aurait été beaucoup mieux écrit, autant il est presque garanti qu'il serait aujourd'hui inécoutable.