On peut sans risque dire de Carl Hancock Rux qu'il est un intellectuel. De la race des Gil-Scott Heron, c'est un revendicateur né, cultivé et actif sur tous les plans artistiques. Depuis son poste de rédacteur dans un journal de Harlem, le New-Yorkais s'est essayé à un peu tout, avec succès. Membre du Nuyorican Poets Café (dont est également issu un certain Saul Williams), il écrit des recueils de poèmes, une nouvelle critiquement acclamée et de nombreuses pièces de théâtre, a participé à la conception et joue dans quelques représentations de danse, rédige des critiques dans plusieurs magazines. Il a également publié trois albums à ce jour, et c'est ce qui nous intéresse ici.
Oui car, même si le CV est impressionnant, rien de tout cela ne garantit que sa production musicale soit de qualité. Ce ne serait pas le premier artiste protéiforme à se planter en s'essayant à la musique. Mais les ressources de l'homme semblent être sans limites, et une fois de plus il fait mouche. Sacrément mouche, même. S'entourant d'une pléthore d'excellents musiciens et chanteurs entièrement dévoués à sa vision musicale, il livre avec Apothecary Rx une œuvre magistrale, une fresque urbaine complète qui nous plonge dans le métissage culturel New-Yorkais depuis le point de vue d'un Afro-Américain passionné.

Apothecary Rx est avant tout un album vocal. Le chant y est omniprésent ; c'est lui qui construit, parcours et anime les compositions sur lesquelles le reste des instruments se posent. Sur "I Got A Name", l'ouverture et premier sommet de l'album, les voix jaillissent de tous les côtés et se superposent tout au long du titre. Les percussions et lignes de basses palpitent au milieu de cette luxuriance, laissant Carl Hancock Rux chanter, rapper et psalmodier à l'envie, le long d'un texte fragmenté évoquant la fierté Afro-Américaine et la revendication identitaire (I GOT A Name, et non I Have A Name). De même sur "Eleven More Days", où la voix de Rux se fait plus que jamais cousine de celle de Jimi Hendrix, un refrain gospel dantesque explose au beau milieu des couplets flottants, refrain sur lequel les chœurs féminins charrient l'espoir, la foi et le sentiment de perte comme la persévérance... L'album est parsemé de pépites que je ne vous ferai pas l'affront de décortiquer une par une. À vous de découvrir par vous même les 12 perles du disque, de vous imprégner des choeurs tibétains, des arrangements classiques, des beats trip-hop et autres guitares folk. Aucun moment de faiblesse n'est à déplorer. Le ton change, l'humeur varie, on y trouve de la rage comme du recueillement, mais jamais la qualité ne baisse. C'est une œuvre mouvante qui ne s'arrête jamais vraiment, même lorsque le disque s'achève... et lorsqu'on écoute un des morceau pris à part des autres, ceux-ci reviennent quand même hanter notre esprit, preuve que l'ensemble de l'album est cohérent et uni sous une seule et même vision (je ne dis pas "concept" pour ne pas en effrayer certains).

Comme l'écrit un chroniqueur d'Allmusic, la musique de Carl Hancock Rux ne néglige rien dans son art, si ce n'est le désespoir qu'elle rejette foncièrement. L'album est avant toute chose vivant, parfois euphorique, parfois mélancolique ou contemplatif, et souvent passionné. Le résultat sur bandes audio est largement à la hauteur des ambitions de l'artiste. Il peut se targuer d'être un des rares à pouvoir rendre un son si viscéral avec tant de lyrisme ! On ne peut pas dire que Carl Hancock Rux invente quoi que ce soit. Mais pour chaque idée qu'il trouve chez Gil-Scott Heron, Hendrix, Jim Morrison, chez toute la clique des artistes soul des 70's ou hip-hop des 80's, chez les troubadours folk des 60's ; il trouve un mot juste, une pique vocale adaptée. Sa nouveauté, c'est son souffle lyrique, presque épique. Il redonne vie au passé car c'est son propre reflet qu'il y trouve. Et à écouter Apothecary Rx, j'en viens à croire que c'est aussi le mien...
T. Wazoo

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