Le sens du martyre
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1967, c’était le règne du single, l’apogée créative du rock, le paradis de leurs publics et un pactole subséquent pour les maisons de disques qui ne furent pas longues à chercher de nouveaux créneaux susceptibles de leur rapporter toujours plus. C’est ainsi que Buddah Records inventa le bubblegum, une musique simple, sage, sucrée et silly marketée sur mesure pour plaire aux baby-baby boomers prépubères que les révolutions ambiantes avaient un peu laissés pour compte. Loin d’être mauvaise ou inintéressante (qu’est-ce qui l’était à l’époque ?), cette musique était néanmoins très codifiée et forcément limitée, et elle ne survécut pas au glam rock qui s’en nourrit mais la dépassa largement en fun et en excitation.
Les « grands » groupes de bubblegum de l’écurie Buddah furent, logiquement, des formations fantoches créées de toutes pièces pour illustrer leur concept. Ohio Express fut même un groupe fantôme (simple marque de fabrique pour des groupes différents), et les Archies allèrent jusqu’à ne pas exister (c’était les héros d’un dessin animé pour enfants). Presque tous furent des one hit wonders (l’exception la plus notable fut sans doute Sweet).
Mais deux d’entre eux ruèrent dans les brancards. L’un fut les Monkees, prévus pour singer les Beatles de façon inoffensive, et qui devinrent vite très mal élevés, à faire leur propre pop psychédélique, à dire des gros mots et à fréquenter Frank Zappa. Ils s’en tirèrent avec les honneurs et firent une vraie carrière, parce que le rapport de forces avec leur major était en leur faveur. L’autre fut les Lemon Pipers, et ils n’eurent pas cette chance.
Contrairement à leurs homologues, les Lemon Pipers n’étaient pas un proto-boys band mais un vrai groupe, qui ramait depuis 1966 et espérait profiter de la vogue du bubblegum pour imposer sa propre musique : une pop sophistiquée aux arrangements élaborés, volontiers psychédélique et même progressive, entre sitar, cordes et guitares fuzz ou hendrixiennes.
Cette compilation, en réalité la fusion des deux seuls albums qu’ils parvinrent à réaliser (tous deux en 1968), montre qu’ils parvinrent du moins à la faire. Brillamment. Mais, dès le premier (Green Tambourine, nommé d’après leur one hit wonder à eux), les dissensions avec Buddah qui entendait les aligner éclatèrent. Wikipedia résume bien le problème en les étiquetant « Psychedelic rock, bubblegum pop ». C’est bien ce que c’était, avec des chansonnettes de bubblegum pur tels que Rice is nice, Green tambourine ou Rainbow tree, généralement écrits par l’équipe maison Leka / Pinz, et des compositions de leur propre cru beaucoup plus ambitieuses comme Fifty year void et Through with you, reléguées en fin d’album. Le miracle est que le mix fonctionne, grâce à l’admirable intelligence musicale des Pipers. Ainsi Green tambourine, en combinant vocaux sucrés, trame simple et arrangements complexes, sacrifie au bubblegum tout en s’évadant de sa débilité foncière… et fait un n°1. Comme quoi, ça aurait pu marcher.
Mais Buddah a déjà eu Captain Beefheart (pas longtemps) à son catalogue, et en garde un souvenir saumâtre. De plus, la maison de disques voit d’un mauvais œil l’indépendantisme pourtant conciliant des Pipers, et digère mal le morceau de 9 minutes qui clôt l’album. Quand le groupe récidive avec un morceau de 11 minutes sur Jungle Marmalade, en forçant sournoisement sur le côté chamber pop psychédélique dans le reste de l’album, et en faisant passer un message explicite avec sa reprise de I wasn’t born to follow, la coupe est pleine et Buddah les remercie.
Aucun des membres de ce groupe si doué ne s’en est vraiment sorti. Trois d’entre eux connurent un autre one hit wonder avec Black Betty sous le nom de Ram Jam, puis rejoignirent les autres dans l’obscurité du monde des DJs et des musiciens de studio.
Les Lemon Pipers ne furent pas une perte aussi dramatique pour le rock que les Zombies, autres grands incompris de l’époque et autre groupe brisé pour des raisons purement financières. Mais ce n’est pas une raison pour les avoir oubliés encore davantage.
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le 3 déc. 2019
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