Les quatre de l'Apocalypse
En 1969 tout le monde connait le Blues.
Musique Noire, sulfureuse, mère musicale du XXème siècle, féconde et généreuse.
Cette maman courage, brimée, humiliée, mais réhabilitée. Revenue en grâce, honorée grâce à ses enfants illégitimes, ces gamins nés de l'autre côté de l'Atlantique qu'elle a nourri par procuration.
Ces moutards affamés venus téter ce sein noir, boire le lait du "shuffle", se repaître du rythme ternaire comme ils boiraient le nectar divin.
En 1969 tout le monde connait le Rock.
Les gamins turbulents de Maman Blues sont devenus grands.
Ils lui lâchent la main et s'aventurent seuls sur le long chemin du Rock'n'Roll, regardant derrière eux pour ne pas perdre de vue cette mère protectrice, ces racines essentielles pour l'essor et la compréhension de soi, mais bien décidés à voler de leurs propres ailes.
Les Stones, les Who et les autres marchent dorénavant comme des grands sur la sinueuse et dangereuse route du Rock.
En 1969 tout le monde connait ces genres musicaux.
Et pourtant ce qui va tomber telle une météorite sur les chaussures bien cirés de l'industrie du disque en ce début d'année 1969 est d'origine inconnue.
La foudre s'abat sur terre et fout un boucan du diable.
Quatre musiciens surdoués se liguent pour foutre le feu à tes oreilles et faire place nette au fond de ta caboche.
Jimmy Page fondateur officiel du Zeppelin.
Guitariste virtuose traînant les studios de la perfide Albion au milieu des sixties crachant des riffs pour les Who, les Kinks, Van Morrison et des dizaines d'autres.
En 66, il déboule dans les Yardbirds aux côtés de Jeff Beck mais celui-ci s'arrache illico et laisse le jeune Page aux manettes. En 68 les Yardbirds explosent, il est temps pour Jimmy de voler de ses propres ailes.
John Paul Jones multi-instrumentiste génial (Basse, clavier, mandoline, harpe...) et arrangeur ingénieux contacte Page (qu'il a croisé en studio à de nombreuses reprises) désireux de monter sa formation, pour faire partie de l'aventure, c'est chose faite.
Viendront se greffer peu de temps après, Robert Plant chanteur au physique délicat et à la voix surpuissante qui présentera à Page et Jones le quatrième larron: Le monstrueux John Bonham, batteur aux baguettes de plomb et au groove inimitable.
Le groupe est formé. Messieurs, dames voilà les New Yardbirds (sic).
Il faudra que Keith Moon (Le batteur des Who pour les ignares) quelques années auparavant se foute de la gueule de Page et de son désir d'émancipation en disant que son projet de groupe s'écrasera au sol comme un Zeppelin de plomb (lead zeppelin) pour filer la puce à l'oreille de Jimmy, enlever ce "a" qui ne sert à rien et trouver le nom de l'un des groupes les plus importants de l'histoire du Rock.
Led Zeppelin est né.
Le 12 Janvier 1969 un zeppelin en feu se crashe sur un coin de terre et c'est le monde de la musique qui explose.
C'est un son énorme qui sort de ce bout de vinyle. Un son pensé, réfléchi, glané ça et là dans les studios, à bosser des heures pour d'autres musiciens.
Des heures passées à régler son ampli, à trouver le son des autres avant de trouver le sien.
Des plombes à caresser le manche de sa gratte, à réviser ses arpèges, à accorder, à désaccorder avant que l'ingé' son donne le feu vert.
Des riffs lourds, un son gras, distordu à l’extrême. Page revisite le Blues, l'investit pleinement et rend l'hommage écorché de l'homme blanc.
Comme une photo de famille où personne ne ressemble à personne, où seulement l'intensité du regard reste la même.
C'est aussi une voix d'une puissance extraordinaire, une voix qui monte, qui accroche les aigus au plus haut des cieux.
Une voix efféminé, une voix couillue, une voix qui abolit les frontières.
Un cri sexué et sexuel, qui te rentre sous la peau et file des frissons à la moelle de tes os.
Une rythmique monumentale vient enrober ce bonbon qui colle aux dents.
Une batterie qui ne s'endort jamais sur le ternaire "Bluesy", toujours en mouvement, toujours en contre-temps.
Une force de frappe digne d'un blindé Ricain dans les avant-bras de Bonham qui anticipe de dix ans le Métal et une finesse, une souplesse "Jazzy" dans les enchaînements et dans certains "Breaks".
Le professionnalisme et le groove de Jones ( essentiel !) font de la rythmique de Led Zep un élément clé du son, l'assise indestructible du style du quatuor. Une rythmique innovante, si efficace, si imposante, qu'elle ne peut rester en retrait, qu'elle vient occuper le devant de la scène.
Led Zep est un tout, un cercle parfait qu'on ne peut déformer ( La mort de Bonham en 1980 brisera ce cercle. Le groupe se dissout), une machine implacable.
Un premier album qui va marquer durablement la décennie à venir et sortir définitivement la musique adolescente des 60's pour la faire passer dans des seventies plus dures, plus matures.
Des influences Blues absorbées ( pillées diront certains, notamment quelques riffs plus que directement inspirés des grands Bluesmen de Chicago et non-cités par Page) et recrachées avec un volume poussé à fond et un son sauvage, échevelé mais travaillé avec soin et méticulosité.
Led Zep donne un nouveau visage au Rock.
Un mélange de force et de fragilité, un mix improbable entre une énergie Punk libératrice et une intellectualisation "Rock Prog".
Une sorte de dilatation du temps, du son, et de l'espace offerte à la musique.
Cette aptitude à faire plus long, plus beau, plus grand avec la simplicité de quelques accords Blues.
Led Zep c'est l'artisanat Blues au service de la grande distribution Rock.
Outrer la sobriété du Blues, le maquiller comme une bagnole volée mais respecter profondément cette vieille dame en bleu.
En 1969 tout le monde connait le Rock'n'Roll.
Quelques mois après, l'apocalypse a eu lieu.
Tout le monde connait Led Zeppelin.
https://www.youtube.com/watch?v=qSIS0o7vtPE