Le sens du martyre
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Roger Bunn est mort en 2005. Inconnu. Ce n’était pas un troufion, il ne s’est battu que pour sa musique, mais très fort et toute sa vie.
C’était un poissard. Son seul biographe, un chroniqueur du Billboard, le montre bien dans le seul article qui lui soit consacré : sa vie n’a été qu’une suite de malchances et de rencontres manquées. Né au mauvais endroit au mauvais moment, il était fan de Charlie Parker et ne rêvait que de jazz à l’heure où son Angleterre natale ne jurait que par Manfred Mann et les Animals. Il a rencontré Mike Patto, mais à ses débuts, s’est vu préférer Mick Taylor par John Mayall, a partagé une affiche trop lourde pour son obscur trio avec Pink Floyd, Soft Machine, et the Crazy World of Arthur Brown, était au Moyen Orient en 1967 et 1968. Son quartet suivant, Djinn, fut un tremplin pour David Bowie, mais pas pour lui, et il ne put jamais obtenir le crédit pour sa chanson Life Is a Circus que ce dernier lui avait piquée.
Sa seule chance fut d’avoir rencontré Paul McCartney à Hamburg, ce qui lui permit d’enregistrer pour Apple les démos qui devaient enfin aboutir en 1970 à Piece of Mind, son seul album – mais un vieil ami l’invita alors à rejoindre Peter Brown & Piblokto, groupe de prog qui suscita un intérêt aussi vif que bref avant de se dissoudre rapidement. Guitariste original de Roxy Music, il quitta le groupe avant que celui-ci accède au contrat… Ensuite, il abandonna la musique.
Piece of Mind est comme tous les premiers albums que leurs auteurs ont longtemps portés en eux avant d’avoir enfin la possibilité de les réaliser : un concentré, une somme. Un diamant dont le prisme doucement chatoyant montre, qui une facette plus pop, qui une plus soul, qui une plus psychédélique, avec même le sitar occasionnel, mais essentiellement fait d’un jazz mélancolique et vaporeux. Ce jazz léger, estival et rêveur, dont la veine doit pouvoir se trouver quelque part sur la route entre le Summertime des Zombies et le I remember the sun d’XTC, en passant par Gershwin, Michel Legrand et Traffic, bref qui rappelle beaucoup de monde mais ne ressemble à personne. Un morceau de l’esprit de son auteur, je veux bien le croire. Lui a-t-il apporté la paix ?
Comme je ne sais rien de Roger Bunn, l’homme, je l’imagine irrésistiblement en Llewyn Davis, ce folkeux anonyme imaginé par les frères Coen en hommage à tous ceux qui n’ont jamais été Bob Dylan, victime avant tout de sa propre névrose d’échec, mais aussi de ce satané chat qu’on lui a collé, qui s’échappe tout le temps et qu’il doit se coltiner jusqu’à la fin du film. Et comme, toujours d’après le Billboard, Piece of Mind a acquis avec le temps le statut de « l’un des grands albums perdus de l’ère psychédélique », je finis en déposant une fleur bleue sur la tombe du cousin psychédélique de Llewyn Davis.
Mais psychédélique, il l’était pas.
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le 22 janv. 2017
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