Avec 01011001 en 2008, Arjen Anthony Lucassen clôturait son plus grand projet : une histoire SF débutée en 1995 et s’étalant sur six albums. Neuf ans et un nouvel opus plus tard, le néerlandais n’y tient plus, il renoue avec l’arc narratif des Forever auquel il a consacré tant d’années et lui offre un septième épisode qui s’inscrit comme un préquel à toute l’histoire.
Entre cette annonce et celle du casting dévoilé peu à peu, dire que Lucassen a cristallisé les attentes serait un doux euphémisme. Reste à savoir si le résultat est à la hauteur des espérances.
Retour aux sources
Si The Theory of Everything signait un renouveau certain dans la discographie Ayreon, ce neuvième album en est la parfaite antithèse. Un véritable retour aux sources, si j’ose dire, autant dans l’histoire – j’y reviendrai – que dans la musique.
Exit les pistes de 20 minutes de ToE, ses parties instrumentales et son ambiance intimiste, et place au bon gros space opera metal des familles, celui-là même qui a fait le succès d’Ayreon avec Into the Electric Castle et que Lucassen a mené à son paroxysme avec 01011001.
The Source chausse donc ses gros sabots et renoue avec le pur metal progressif, celui qui tabasse, perdant peut être en subtilité ce qu’il gagne en epicness. L’album est clairement plus orienté guitare, alternant, comme à l’accoutumée, riffs lourds et passages acoustiques plus aériens. En cela, cet opus s’inscrit plus que jamais comme le successeur spirituel de 01011001, rugueux, puissant, et plus sombre encore que son ainé.
Pour autant, Ayreon n’a jamais fait preuve d’autant de diversité – sauf peut être sur ToE – en témoigne l’abondance d’instruments traditionnels présents sur The Source. Violon, violoncelle, mandoline et flûtes en pagaille, tout y est pour donner naissance à une pléiade d’ambiances toutes plus dépaysantes les unes que les autres. Mélodies folk aux influences celtiques (All That Was), chant lyrique sur fond de sonorités orientales et symphoniques (Deathcry of a Race), parties bluesy (The Day that the World Breaks Down), gospel (Journey to Forever), relents de Queen (Aquatic Race) ou expérimentations prog’ déjantées que ne renierait pas Devin Townsend lui-même (Everybody Dies), autant dire que tout y est, preuve que Lucassen fait toujours preuve d’autant de variété dans ses influences.
La seule écoute de la première piste, The Day that the World Breaks Down, devrait en convaincre les plus sceptiques. Car si la discographie d’Ayreon est une véritable mine d’or, le titre introducteur de The Source en est certainement l’une des plus belles pépites. Fort de ses douze minutes et de multiples facettes folk, metal et blues, il s’inscrit d’emblée comme un des titres les plus aboutis de l’artiste. Un morceau 24 carats qui, suivi de Sea of Machines et Everybody Dies ouvre l’album sur 20 minutes de pur bonheur pour les oreilles !
Bien entendu, impossible de critiquer un album d’Ayreon sans évoquer le casting cinq étoiles de The Source. Des guests toujours plus prestigieux, chacun ayant son propre rôle. On pourra donc compter sur la voix éthérée de James Labrie, la puissance rocailleuse de Russell Allen ou encore la technique scandaleuse de Tommy Karevik et Michael Mills qui avaient déjà porté à bout de bras l’album ToE. Même les petits nouveaux sont surprenants, à l’instar de Michael Eriksen qui parvient à sortir son épingle du jeu au milieu d’habitués comme Floor Jansen ou Hansi Kürsch.
Les envolées lyriques se succèdent, les harmonies vocales sont superbes et l’alchimie prend une nouvelle fois. On aurait tendance à penser que ça n’a rien de surprenant étant donné l’homme qui est aux commandes, ça l’est davantage quand on sait que sur les 11 guests, 3 seulement se sont déplacés au studio de Lucassen, les autres ayant enregistré dans leurs propres locaux. Pourtant, pas une partie chantée n’est en dessous, tous ont fourni le meilleur, et le savoir-faire d’Arjen au mixage a fait le reste.
Car il faut bien le dire, Arjen Lucassen reste à mes yeux l’un des artistes les plus complets et talentueux de la scène prog’ depuis les deux dernières décennies. On n’est jamais mieux servi que par soi-même pourrait être son crédo. Non content de composer, il joue, enregistre et mixe avec tout autant de réussite. Malheureusement, il renoue également avec des schémas de composition qu’on lui a beaucoup entendu, ce qui peut entrainer une certaine sensation de redondance. Du « déjà-entendu » à coupler avec des répétitions mélodiques, des airs venus de précédents albums, qui ne doivent rien à l’auto-référence ou au concept méta. La sensation qu’avec The Source, Ayreon tourne parfois un peu en rond. Mais bon, à quoi bon jouer les fines bouches quand on a kiffé ?
Musicalement, The Source s’en sort avec les honneurs, certes un brin répétitif par rapport à ses prédécesseurs, mais toujours aussi généreux, génialement varié et outrageusement épique. Un retour aux sources du metal progressif qui a fait son succès avec toujours plus de maîtrise.
The Fourth Extinction ?
Quid du concept ?
« We must survive, restore our lives
The way I'll show, complete the circle »
Quoi de plus logique que d’entamer cette seconde partie de critique (oui, désolé pour ceux qui pensaient être arrivés au bout du pavé) en citant The Sixth Extinction, dernière piste de 01011001 ?
Car il est bien question de cycle avec The Source, un éternel recommencement, conséquence d’une nouvelle extinction, celle des Alphans. Pour rappels, Lucassen nous racontait dans 01011001 sa version de l’origine de l’humanité, créée par une race aliène de la planète Y, les Forever. Mais qu’étaient donc ces Forever ? Et pourquoi en étaient-ils arrivés à une situation si dramatique ? Ces questions restaient ouvertes, elles trouvent désormais réponse.
The Source, c’est l’histoire des proto-Forever. Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine – uaip’, je ne mentais pas en disant space-opera – les Alphans, originaires de la planète Alpha, ont connu un âge très sombre. Leur monde faisant face à des problèmes écologiques et politiques insurmontables, ils n’eurent d’autres choix que de donner le pouvoir à The ‘Frame, la plus puissante machine jamais conçue, pour les aider à enrayer la crise. Malheureusement, l’implacable logique de l’ordinateur l’a mené à l’unique conclusion possible : tous les problèmes qui détruisaient la planète Alpha n’avaient qu’une seule cause, les Alphans.
C’est dans ce contexte que débute The Source.
• Chronique 1 : The ‘Frame
« The Age of Shadows just begun »
Et quelle introduction ! La première chronique est de loin la plus réussie et parvient ce qui avait peut être manqué à 01011001 : faire ressentir viscéralement la descente aux enfers d’une planète entière. En effet, là où la décadence des Forever ne faisait l’objet que d’un morceau « The Age of Shadows », celle des Alphans s’étalent sur la moitié de la galette, soit pas moins de 7 pistes. Fatalement, cela fait de The Source un album résolument plus sombre et torturé – en témoigne Everyboy Dies –, le plus pessimiste du projet Ayreon. L’instauration d’une telle ambiance lui donne un vrai cachet qui prend racine dans les thématiques fondamentales de la SF si chère au néerlandais. Les effets recherchés sont obtenus, on comprend d’autant plus les motivations des personnages, leurs souffrances, et le tout prend un tournant épique qui avait, à mon sens, un peu manqué à ToE.
• Chronique 2 : The Aligning Of The Ten
Seconde partie sur un total de quatre, celle-ci est davantage centrée sur les personnages et leur psychologie. Sur ce point, l’album se distingue de 01011001 dans lequel il n’était pas forcément aisé de distinguer les individualités. Dans The Source, tous ont un rôle bien particulier, participant à la cohérence de l’histoire, ainsi on ne sera pas surpris de voir les regrets du President (Russell Allen) s’opposer à l’incroyable optimisme du Diplomat (Michael Eriksen). À noter qu’on trouvera parmi eux le Prophet (Nils K. Rue) qui, à l’évocation de ses visions du futur, incarne à lui seul le spectre de 01011001 qui plane sur l’histoire.
Les performances de chaque chanteur sont vraiment écrasantes de maîtrise. Par leur simple voix, ils parviennent à donner vie à cette histoire, et insuffler ce qu’il faut d’émotion pour embarquer l’auditeur. Du fruit de leur interprétation découle la charge émotionnelle que provoque l’album avec des pistes comme All That Was ou Condemned to Live, qui par leur simple titre annonce la couleur de ces sentiments de nostalgie et de culpabilité qui ne nous quitteront pas.
Et quitte à parler de performance vocale, autant mentionner dès à présent celle de Michael Mills, alias TH-1, l’androïde qui aidera les Alphans dans leur quête de survie, et qui, non content de ses envolées vocales hors norme, se démarque par un style imprévisible insufflant une bonne dose de folie à l’ensemble.
• Chronique 3 : The Transmigration
«In the World of Tomorrow Dreams, our hopes will rise »
Les Alphans parviennent à s’échapper de leur planète avant sa destruction par The ‘Frame. Ils naviguent à bord du Starblade, cap vers un monde aquatique du système de Sirrah. Les vétérans de l’univers Ayreon le comprennent, ce monde n’est nulle autre que la planète Y des Forever.
Cette troisième chronique tape fort en débutant par Aquatic Race, morceau qui envoie du bois. Avec ses chœurs et ses breaks incessants, on tient là un des meilleurs titres du double album, du pur prog’. Pour le reste, la suite constitue peut être le ventre mou de The Source. À comprendre de la manière suivante : aucun titre n’est raté ni à jeter, mais la longueur de l’ensemble – 1h30 heure quand même ! – rend sans doute moins impactante cette partie-là.
The Transmigration demeure néanmoins la lueur d’espoir de The Source. La découverte de la planète Y est l’occasion pour les Alphans de laisser leur passé derrière eux et de démarrer une nouvelle vie.
• Chronique 4 : The Rebirth
« Liquid Eternity perpetuates our lives
but will it paralyze our minds? »
Les Alphans arrivent sur la planète océan Y, et pour survivre dans ce monde, ils ont dû s’adapter durant leur voyage grâce à The Source, le nouveau nom du mystérieux Liquid Eternity de 01011001. Cette substance les transforme, rallongeant considérablement leur durée de vie, et les voilà bientôt devenus les Forever, habitants de la planète Y et futur géniteurs de l’espèce humaine sur Terre.
Et pourtant, malgré ce titre de chronique salvateur – The Rebirth – il plane déjà sur la fin de cet album l’ombre de la destruction à venir. Le Liquid Eternity ne serait-il pas en train de déposséder les Forever de leur humanité ? Pourront-ils vraiment échapper à leurs erreurs passées ? N’ont-ils pas quitté un monde inondé de technologie pour en bâtir un nouveau ? Tous les ingrédients qui mènent aux événements de 01011001 sont posés. Ainsi se clôt l’histoire des Alphans, rebouclant inévitablement sur l’arc narratif incroyablement dense de Lucassen.
Conclusion : le cycle est-il complet ?
Bon, je ne vais pas mentir : oui, j’ai adoré. Après la parenthèse The Theory of Everything – en était-ce vraiment une ? La question reste ouverte – il est évident que revenir à l’histoire des Forever pour compléter 01011001, le meilleur album du projet Ayreon (ce n’est pas négociable), ne pouvait que me ravir. C’était un vrai défi, et sans réel surprise, il est relevé avec brio par le néerlandais.
Reste qu’un point me chagrine au niveau de l’histoire : l’absence de profondeur des personnages. C’était déjà le cas dans 01011001 mais la construction de cet album nous en épargnait le ressenti, déjà parce qu’il développait le point de vue des Forever en tant qu’entité globale, les protagonistes ne faisant qu’incarner les états d’âme d’une race dans son ensemble, ensuite car il visait un but réflexif, une philosophie, les Forever renvoyant à l’homme leur propre image. The Source, quant à lui, s’inscrit davantage dans une démarche à la ToE, pas musicalement, mais dans sa manière d’appréhender l’histoire : il joue sur l’empathie envers ses personnages.
Seulement, ce qui fonctionnait avec 6 personnages dans ToE – oui, j’ai squeezé le psychiatre, anecdotique – fonctionne moins bien avec 11, car le format double-album, déjà long mais pas suffisamment faut croire, ne permet pas de tous les développer. Quelques uns ressortent du lot de par leur importance scénaristique, The President, TH-1, The Chemist, mais d’autres ont clairement du mal à s’imposer comme The Astronomer, The Prophet ou, celle qui souffre du rôle le moins bien écrit, The Biologist (pauvre Floor), condamnée à répéter tout du long ce que les autres ont déjà dit deux lignes avant elle. Le manque de profondeur de ceux-ci fait défaut, et ce malgré le petit texte de background disponible dans le livret, si bien qu’on ne s’y attache pas réellement, alors que l’histoire prend une tournure franchement tragique. Dommage.
Bref, il y a des problèmes au niveau de la structure des lyrics (répétitions entre les rôles) mais parfois dans les textes eux-mêmes. La plupart du temps, ils sont efficaces lorsqu’il s’agit pour un rôle d’exposer ce qu’il ressent, comment il vit l’histoire, ce dont il se souvient. D’autres fois, ils ne font que raconter ce qu’il se passe mais que l’auditeur devine déjà, lorsqu’ils ne décrivent pas simplement leurs propres actions. La fluidité de ToE découlait de la construction de ses dialogues et de leur implicite, l’essentiel de ce qui ne pouvait être chanté étant alors raconté dans les courts textes narratifs avant certains morceaux. Dans The Source, on a des lyrics de type « Je fais ceci », « Il faut faire cela », « Il se passe machin », etc. ce qui manque parfois cruellement d’authenticité. Ça fait très artificiel quoi.
En somme, cela donne l’impression que le récit s’étire en longueur. Or, ce morceau de récit superflu aurait pu servir d’autres desseins plus intéressants, comme par exemple celui de nous raconter le basculement progressif de TH-1 plutôt que de ne le faire intervenir qu’à la toute fin. Pourtant c’était un levier tout trouvé pour développer une nouvelle atmosphère de mystère et de suspicion afin de donner encore plus de cachet à un album déjà sombre. Disons que ça m’aurait paru pertinent d’accentuer un peu sur le destin de quelques personnages, de développer leur histoire au lieu de ne rester qu’en surface.
Bon, ne nous mentons pas non plus, il y aurait eu moyen de faire mieux, c'est facile de voir les défauts dans un projet de si grande envergure, mais le monstre que j'attendais est quand même bien présent et réserve de gros frissons à celui qui s'intéressera à l'épopée que The Source lui raconte.
En bref...
Au final, The Source n’est pas exempt de défaut. Son écriture et la répétition des schémas de compositions ou de mélodies font parti des quelques points sur lesquels on pourra chouiner. Mais c’est bien de pinaillage dont il s’agit, car ce sont de petits regrets à côté du sentiment de satisfaction que pour procure The Source, comme c’est toujours le cas lorsqu’on écoute de la musique faite avec le cœur. Car plutôt que de parler de répétition, on pourrait parler de régularité, de la constance dans les qualités des œuvres de Lucassen. Alors chacun aura son petit préféré, The Source ne sera pas le mien, mais depuis Into the Electric Castle sorti en 1998, peut-on dire que le néerlandais a faibli à un moment donné ? Je ne crois pas.
The Source s’inscrit dans la lignée de la discographie Ayreon. Il ne se veut pas original, mais il fait le boulot, et il le fait bien. Si bien que je me dis que je ne me lasserai décidément jamais du néerlandais. On tient là un album qui fait honneur à l’arc narratif des Forever, et un digne successeur à 01011001 avec lequel il forme un diptyque. Un album dans lequel tout le monde s’arrache pour donner le meilleur, les instrumentistes, les vocalistes, et bien entendu Arjen lui-même. Le résultat est plein de fulgurances, imparfait mais mémorable pour toute la variété et la générosité qu’il propose.