Lovesongs
7.5
Lovesongs

Album de Loverman (2023)

Avertissement sans frais : cette chronique sera inhabituellement remplie de références, et ce n’est pas vraiment excusable. Cela ne signifie pas du tout que Loverman soit un pâle copieur de gens plus doués que lui, mais plutôt qu’après une dizaine d’écoutes de son album, nous le plaçons d’ores et déjà parmi les plus grands…

Peu de gens en France connaissent le nom de James de Graef, qui faisait partie groupe belge Shht, produisant ce qu’on pourrait étiqueter (quel vilain mot !) comme du synth rock expérimental ou comme de l’électro débridée. Mais, avec la parution de son premier album solo, sous le nom de Loverman, il y a fort à parier que ça va changer, et rapidement. Car, dès la première écoute, Love Songs impressionne sérieusement : en dépit de son thème rebattu (la souffrance de celui qui reste abandonné, et aimant toujours, lorsque l’être aimé (Daisy ?) est parti. En dépit aussi – ou à cause peut-être – du clair classicisme de la musique de Loverman, puisqu’on reconnaît ici une démarche pas si loin de celle de Leonard Cohen, y compris dans les « pas de côté », mettant à mal le « sérieux » du folk traditionnel, l’album interpelle grâce à la force, à l’intensité – et à l’indiscutable audace – des chansons proposées. Et l’imagerie spectaculaire mise en scène dans les vidéo-clips ou les photos de presse semble elle-même une sorte de jeu, visant à détourner nos regards de la sincère douleur qui irrigue le disque.

Question sincérité, l’anglo-belge James de Graef a affirmé que c’était Nick Drake qui était une influence majeure sur son travail, et il est vrai que la légèreté vaguement distanciée du triste troubadour se repère ça et là dans certains titres de Love Songs, en particulier dans l’ouverture, flottante, de l’album, Another Place : « Dear loneliness / So often misunderstood / Torched your heart / Listened to the siren song / You’ll know where to start / You know you’ll end up wherever you belong » (Chère solitude / Si souvent incomprise / Tu as brûlé le cœur / J’ai écouté le chant des sirènes / Tu sauras par où commencer / Tu sais que tu finiras là où tu es ta place).

Mais dès l’introduction de Into The Night, le baryton du chant évoque les grands chanteurs émotionnels comme Nick Cave (le nom de Loverman aurait été inspiré à de Graef par le grandiose album Let Love In de Cave) et, donc, Leonard Cohen : l’esprit que l’orchestration minimaliste mais chatoyante, les cordes menaçantes de Into The Night (menace d’une Avalanche, non ?) ainsi que les évidents chœurs féminins de Who’s Going to Love You ramènent le disque sous l’influence du barde de Montréal.

Tinderly est une chanson beaucoup plus souriante, accrocheuse, qui pourrait presque être un hit avec ses « du du du du » en refrain entraînant : on aimerait bien d’ailleurs que cette chanson tombe dans l’oreille du grand public. Differences Aside revient vers une atmosphère à la Nick Drake, mais s’élève d’un seul coup vers les cieux, abandonnant la mélancolie pour une sorte d’extase retenue mais indiscutable : c’est là l’un des titres qui illustrent le mieux la magie qui opère tout au long de cet album, que l’on ne peut que qualifier de « transcendance ».

Candyman plonge dans un intimisme soyeux, et l’on réalise que, contrairement à ce que pouvait laisser penser une première écoute distraite, Love Songs propose une variété d’ambiances, de textures, d’émotions pas si courante que ça dans le folk. Limbo (We’ll Meet Again) est le titre le plus orchestré de l’album, avec des cordes classiques encadrant une chanson au rythme presque allègre et un refrain qui s’accroche irréversiblement dans notre cortex : « I’m gonna lose my mind / Following northern lights / I knew it all the time / We’re living like wе’re blind, but here I draw a linе » (Je vais perdre la tête / En suivant les aurores boréales / Je l’ai toujours su / Nous vivons comme si nous étions aveugles, mais là, dis que ça suffit !).

Would (Right In Front Of Your Eyes) est le genre de chanson déterminée et belliqueuse dont Cohen était, justement, spécialiste (Souvenez-vous de There Is a War !) : l’intensité monte pour la première fois, jusqu’à un final puissant, et on reconnaît le rocker derrière les habits du folkeux ! Peut-être le meilleur titre de l’album, ou tout au moins celui qu’on a très envie de vivre dans une salle de concert.

Nothing Ties pourrait très bien être une chanson échappée de la tracklist finale de Songs of Love and Hate, et croyez-nous, c’est un sacré compliment de notre part : la beauté des cordes et des vocaux accompagnant cette sombre ballade sur la mort d’un amour qu’on pensait pourtant immortel la poussent peu à peu vers la splendeur, la lumière. « I want you to know that I’ll love you forever / Even if nothing ties, nothing ties us together » (Je veux que tu saches que je t’aimerai pour toujours / Même si rien ne nous lie, rien ne nous lie ensemble…).

Call Me Loverman est le plus beau miracle de délicatesse sensuelle de l’album : il va directement directement de l’âme de celui qui chante, qui aime, à – en l’absence de la personne aimée : Daisy (?) qui est partie – la nôtre qui avons la chance d’écouter cette chanson. Une chanson qui démontre que la plus belle folk music est incontestablement aussi de la soul music : « I believe in you, that’s what I said / And I still do, even though you left / How we wept / … / Daisy, here I stand / Call me your Lover-lover-lover-loverman » (Je crois en toi, c’est ce que j’ai dit / Et j’y crois toujours, même si tu es partie / Comme nous avons pleuré / … / Daisy, je me tiens là / Appelle-moi ton amant-amant-amant-amant). Et la conclusion de l’album, cacophonie semblant surgie d’un passé préservée à travers un enregistrement qui semble immémoriale, rappelle que nos amants – Daisy et James ont un jour partagé de la musique, et on rit ensemble.

Et si l’on repense à tout ce qu’on a entendu avant, ce vestige d’un amour disparu mérite d’être précieusement conservé.

[Critique écrite en 2023]

https://www.benzinemag.net/2023/11/07/love-songs-de-loverman-parmi-les-plus-grands/

Créée

le 18 nov. 2023

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Eric BBYoda

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