Serenades &
7.8
Serenades &

Album de DEAD CHIC (2024)

Voyage existentiel et charge émotionnelle

La promotion du premier album de Dead Chic mettra l’eau à la bouche des malheureux qui ne connaissent pas encore ce combo magnifique, mené par Andy Balcon (chanteur anglais de Leeds, ex-Heymoonshaker) et Damien Félix (guitariste jurassien, ex-Catfish) nous avertit : « Si vous aimez Tom Waits, Ennio Morricone, Jon Spencer, Nick Cave, Anna Calvi, Xixa, Marc Ribot… alors Dead Chic devrait vous plaire ». Une sacré liste, à laquelle nous avions rajouté, à l’écoute de leur stupéfiant premier EP, The Bastion Session, des gens comme The Gun Club ou 16 Horsepower, voire Shoulders pour ceux qui se souviennent de cette éblouissante étoile filante. C’est dire qu’on est là dans le domaine du Rock hanté, à la fois crépusculaire et surnaturel. Spectaculaire et intime. Lyrique et déchirant.

On l’attendait comme le messie, ce premier album, et on n’est, heureusement, pas déçu. Même si Serenades & Damnation – titre parfait – marque une évolution claire du groupe, moins Rock désormais, encore plus soul-blues, tout en allant chercher l’aventure au delà de son style habituel : cette évolution le place en fait, comme nous l’anticipions, dans « la cour des grands », des gens dont la musique COMPTE. Revue de détail…

Hedonista, l’ouverture, a tout du prêche exalté dans une petite église du Sud profond, mais, ne nous y trompons pas, ceux qui, pendant la cérémonie, chantent avec le « preacher man » sont déjà damnés, vivant une vie de souffrances avant d’aller droit en enfer. Il n’a fallu qu’une paire de minutes, sur les cinq que dure la chanson, pour nous précipiter dans l’univers fantomatique et fantasmatique de Dead Chic. Fortune, en seconde position, est le « tube » potentiel de l’album : d’abord parce que la mélodie fonctionne idéalement, et ensuite parce qu’il agit comme une sorte de libération, laissant entrer une lumière qui n’est pas si fréquente chez Dead Chic. Pourtant, cette réflexion « existentielle » n’est pas particulièrement optimiste : « Let it be told / I’m being sold / For a little more / Than you owe » (Qu’on se le dise / On me vend / Pour un peu plus / Que ce que tu dois)…

Cuanto Cuesta ? est la première rupture réelle dans le style que l’on connaît déjà : non seulement ses paroles sont en espagnol, mais il est plus scandé, rappé que chanté, et, paradoxalement, même s’il y a ici des influences « cumbia », il y a quelque chose d’oriental dans son rythme martelé et excitant : un titre qui donne envie de sortir dans la rue par milliers pour danser et rire des dictateurs qui veulent nous faire taire, donc un titre plus que pertinent en ce moment.

Mirage enchaîne avec un autre « pas de côté », puisque c’est la voix d’une chanteuse turque, Tuğçe Şenoğul qui ouvre le bal, ou plutôt un corps à corps sensuel avec Andy Balcon, irrésistible et n’hésitant pas pour autant à monter dans les tours sur la fin. Avec Romance, on revient sur le terrain, déjà arpenté par Dead Chic, de la soul : de la soul revisitée bien entendu avec l’habituelle savoir-faire mélodique du groupe, et sa pugnacité bien connue. Alors, il y a de l’âme et de l’émotion, mais c’est aussi puissamment rock’n’roll. Manchester confirme les réminiscences « morriconiennes » qu’on aime à reconnaître dans certaines chansons de Dead Chic : mais le déploiement en cinémascope est ici appliqué, et finalement avec une certaine parcimonie, à une histoire très intime de rupture amoureuse. Et même si les arabesques vaguement hispanisantes semblent a priori étrangères à l’atmosphère que l’on imagine plutôt froide et pluvieuse de Manchester (ville d’où est partie la lettre de rupture), l’effet de mélancolie fonctionne à plein !

Paris, avec un démarrage « slowburn » terriblement efficace, prend un envol quasiment lyrique avec une splendeur cinématographique (on se répète mais il n’y a guère d’autres adjectifs pour qualifier ça). On se dit aussi que le chant d’Andy Balcon n’est guère éloigné de celui de Samuel T. Herring, mais la synth pop de Future Islands est ici remplacée avec bonheur par une musique plus organique. All Seasons Change est presque une chanson « calme », avec une mélodie comme chantonnée sur un rythme sautillant, mais, avec Dead Chic, on sait bien que l’émotion n’est jamais loin de déborder, ce qui ne manque pas d’advenir quand Andy lâche les rênes à ses instincts. Pain Love Joy marque un retour à une soul-rock soulignée par une ambiance plus rêche, plus « garage » même, avec l’aide de l’orgue qui tricote derrière la session rythmique lourde et le chant emporté, intense : « So give me pleasure / Give me pain / Let me live life the same / Same as the next man / Who got given too much » (Alors donne-moi du plaisir / Donne-moi de la douleur / Laisse-moi vivre la même vie / Comme l’homme d’à côté / À qui on a trop donné)… « Super prise ! Je savais que j’aurais dû acheter deux bières » est le commentaire final d’Andy (?).

Souvenir retourne aux ambiances noires, vaudoues, incantatoires qui caractérisaient clairement le groupe à ses débuts. Et en plus, on a (enfin) droit à quelque vers en français : "Dans ses bras lui vient son souvenir / Ici bas elle ne peut rien lui dire / L’au-delà saura bientôt venir / D’ici là il faudra bien tenir" . Un titre littéralement magique, pas du tout ce que les groupes à court d’inspiration placent en milieu ou fin de Face B de leurs albums. Et Serenades & Damnation se referme sur Know Your Worth, sur une nouvelle mélopée « morriconienne » (avec cowbell en prime, bien entendu). Encore une chanson posant la question essentielle de notre « valeur » dans l’ordre du monde : « You may be the prophet / Or you may be a pawn / But you better know your worth » (Tu peux être le prophète / Ou tu peux n’être qu’un pion / Mais tu ferais mieux de connaître ta valeur). Si la guitare met le feu à mi-parcours, la chanson nous abandonne épuisés par tant de beauté. Et prêts à repartir immédiatement à l’attaque de la Face A.

Puissant et atmosphérique à la fois, Serenades & Damnation est un voyage quasiment « existentiel » à travers des formes musicales désormais plus variées, ouvertes au monde, mais portant avant tout une charge émotionnelle universelle. L’acte de naissance d’un très grand groupe.

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/11/11/dead-chic-serenades-damnation-voyage-existentiel-et-charge-emotionnelle/

EricDebarnot
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Eric BBYoda

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