Ce tome est le dernier d’une heptalogie qui a fait l’objet d’une intégrale en deux tomes : Intégrale Bruce J. Hawker tome 1 (2012) et Intégrale Bruce J. Hawker tome 2 (2012). Il fait suite à Bruce J. Hawker tome 6 Les bourreaux de la nuit (1991). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le dessin, par Petra Coria (1937-2024) pour les couleurs, avec André-Paul Duchâteau (1925-2020, créateur de la série Ric Hochet) pour le scénario. Il comprend trois récits : Le royaume des enfers (deuxième partie du tome 6) directement publié en album en 1996, L’écervelé (onze planches publiées dans Super Tintin 10 en 1980), et Top secret (deux planches) publié dans Super Tintin 37 en 1987.
La Tamise… un fleuve aux eaux changeantes, soumis à l’influence de la marée avec plus de sept cents flux et reflux par an… la Tamise, appelée souvent l’épine dorsale de Londres. Par un brouillard diffus, un homme avance d’un pas décidé et passe devant une famille dans le dénuement, en train de se réchauffer devant un feu de fortune. Il est légèrement aviné, et il ricane tout seul à voix haute. Il arrive devant un gibet. Un soldat le reconnait et l’indique à son collègue : c’est Mackton le bourreau, il est possible de lui acheter de l’excellente corde de pendu à six pence. Mackton monte sur l’échafaud, et il vérifie la solidité du nœud coulant. Les soldats continuent de commenter : il paraît que le futur pendu est un bourreau de la nuit qui a été livré à la justice, le vrai bourreau, Mackton va copieusement se restaurer à une des tavernes proches où il a ses habitudes. Il pénètre dans l’établissement de Billy et commande un whisky à réveiller les morts. Il se trouve que dans leurs recherches Bruce J. Hawker et George Lund entrent également dans la même taverne peu après. Ils s’intéressent tout de suite à ce bourreau bruyant. Hawker décide de le suivre quand il partira, même s’il a horreur de ces mises à mort. Un des badauds présents sur place a entendu une rumeur disant qu’il y aurait deux pendaisons. La corde est passée autour du cou du premier condamné : un des bourreaux de la nuit qui a attaqué Hawker près du cotre.
Voilà un format inattendu : la conclusion du récit débuté dans le tome précédent, en seulement trente pages, au lieu des quarante-six habituelles. Le lecteur apprécie que le scénariste n’ait pas étiré une intrigue en faisant du remplissage. Il attend avec une impatience certaine la résolution : Bruce J. Hawker parviendra-t-il à sauver son père adoptif ? Parviendra-t-il également à contrer l’organisation clandestine des bourreaux de la nuit et à mettre un terme à leur agissement ? Dans le cadre de cette série, la réponse ne fait pas beaucoup de doute, mais il n’est pas impossible qu’il y ait un prix à payer. En effet, un des personnages succombe à l’appât du gain et trahit les bons. Les bourreaux de la nuit se livrent à une mutilation sur un de leurs prisonniers, et ils fomentent un nouvel enlèvement, visant un des princes de la couronne. De fait, le lecteur ne ressent aucun temps mort, voire il aurait bien vu deux ou trois scènes un peu plus développées, au moins d’une bande de trois cases.
Comme dans les tomes précédents, le scénariste a ménagé de beaux moments d’action à l’artiste. La première pendaison se déroule hors champ de la prise de vue, avec uniquement le visage de Lund et de Hawker qui se crispe. La deuxième pendaison donne lieu à l’intervention vive et musclée de Hawker qui bondit pour estourbir deux bourreaux, pour délivrer la condamnée, et courir vers un fiacre pour une fuite éperdue. Le dessinateur prend visiblement plaisir à représenter la voiture à cheval filant dans des rues voire des chemins, détrempés, en modulant le niveau de rendu en ombre chinoise pour un effet estompé d’éloignement dans la distance. Quelques pages plus loin, Hawker bondit dans le dos d’un bourreau de la nuit, pour lui faire une clé au cou et le menacer d’un poignard effilé : une action rondement menée, des dessins secs et efficaces, une ambiance lumineuse dans le brouillard nocturne propice à une attaque furtive. En planche vingt-sept, le lecteur se retrouve spectateur d’un premier duel à l’épée en neuf cases : le dessinateur séquence cette action de manière à ce que le lecteur puisse voir le positionnement respectif des deux combattants, comprendre leurs déplacements, suivre leurs attaques et leurs ripostes, parfait. Un deuxième duel s’engage dans la page suivante et il est réglé en deux cases, le bourreau de la nuit n’étant pas un bretteur expérimenté. L’artiste ne se complaît ni dans le voyeurisme, ni dans le gore, tout en montrant bien la soudaineté de l’épée qui s’enfonce dans la poitrine de l’assaillant, la violence du geste, la douleur du blessé.
Le lecteur retrouve également l’art d’installer et de développer une ambiance à la fois par un découpage approprié, à la fois grâce à la mise en couleurs réaliste et teinté d’une pointe d’expressionnisme. La page d’ouverture constitue un cas d’école. L’auteur reprend les mêmes mots que pour le tome précédent, concernant la marée et l’épine dorsale. Le lecteur fait immédiatement le lien et va vérifier s’il n’est pas en train de lire la même planche une seconde fois. La première case est de la largeur de la page et en occupe la moitié de la hauteur : une vue de la grève de la Tamise avec des pieux et un canot au premier plan, une cabane en bois au second plan, et un navire avec les voiles repliées sur les mâts en arrière-plan : un usage des traits encrés et des aplats de noir, allant de traits de contour à une ombre chinoise grignotée par la brume pour le dernier plan. Dans la case suivante, également de la largeur de la page, dans le lointain le début de la ville, au premier plan le groupe de vagabonds à contrejour devant le feu. Troisième bande, un sans-abri relève la tête ayant entendu un bruit, puis son visage de face, et enfin avec une caméra au niveau du sol une paire de bottes qui avance de manière décidée. Le lecteur a senti le froid commencer à pénétrer ses vêtements, l’humidité de l’air, la misère et la résignation de ceux qui la subissent, l’irruption d’un élément étranger perturbateur, dans une ambiance entre gris et vert des plus déprimantes. L’artiste s’amuse autant avec la trogne du bourreau Mackton, qu’avec la flamboyance abondante de la chevelure de Red Lady. Les séquences en bord de Tamise sont toutes autant suintantes et humides, froides et sinistres. La coloriste joue à plein sur le contraste entre ces moments et l’éclairage chaud et vif de la taverne Lock’s Club, un régal visuel.
Le scénariste parvient à faire passer l’heureuse coïncidence qui fait que Hawker et Lund se trouvent au même moment que le bourreau dans la taverne, en indiquant qu’ils ont déjà fait le tour de plusieurs établissements similaires, et qu’ils ont fait chou blanc. Il apprécie également que le héros refuse de se soumettre aux conditions des bourreaux de la nuit, qu’il se mette en danger en se rendant seul et sans arme à un de leur rendez-vous, tout en reconnaissant que le temps file et qu’il ne pourra peut-être pas sauver son père adoptif sans payer la rançon. Dans cette dernière aventure de la main de William Vance, Bruce J. Hawker ne prend pas la mer, tout juste un canot, et il se retrouve également à devoir nager dans la Tamise de nuit. Il fait montre de courage physique, en prenant des risques, et tout autant d’intelligence. Il fait un tour systématique des tavernes, il met une potentielle victime à l’abri, il se doute que quelqu’un parle trop dans son entourage, il réalise lui-même une filature. L’intrigue se clôt de manière satisfaisante, et le héros reprend la mer : il s’est montré aussi bon tacticien sur terre que sur mer.
Dans un premier temps, le lecteur se retrouve un peu décontenancé par une seconde partie de seulement trente page. Dans un second temps, il constate que le scénariste a privilégié un récit dense et rapide, à une dilution pour respecter une pagination arbitraire. Dessinateur et coloriste se complètent à merveille pour des pages pleines de tension et d’humidité, avec des dessins aux contours âpres apportant une apparence adulte et dure, très savoureuse pour les lecteurs plus âgés.
L’écervelé, dix pages plus une magnifique illustration peinte en double page qui devait servir de couverture, un navire sur mer déchaînée. Sur la berge de la mer, une jeune femme nommée Kate chemine à dos d’âne, essayant d’échapper à un trio patibulaire menée par un certain Ortiz. Elle doit être rejointe par des marins britanniques. En apercevant leur bâtiment approcher, elle estime qu’il est conduit par un écervelé, au vu des risques qu’il prend. L’auteur s’amuse bien avec une belle blonde en robe longue pleine d’initiative, portant un jugement critique sur les capacités de son sauveteur potentiel, avec de très belles images de plage, de mer, et de mouettes.
Top secret, trois pages : Un soir de brume, comme disait le poète, sur les quais de la Tamise, Bruce J. Hawker se dirige en toute discrétion vers une maison abandonnée pour se livrer à une tâche mystérieuse. Une histoire courte avec une chute gentille, rehaussée par une touche légère d’humour en forme de clin d’œil. L’occasion de retrouver le personnage sur les berges enténébrées du fleuve : sympathique.
Ce tome vient clore les aventures de Bruce J. Hawker réalisées par son créateur William Vance, avec l’apport déterminant de Petra Coria pour la mise en couleurs, et le renfort d’André-Paul Duchâteau pour les scénarios des albums 4 à 7. La narration visuelle se fait acérée et poisseuse pour la fin de l’intrigue des bourreaux de la nuit. Elle retrouve tout son souffle sur la plage et sur mer pour la seconde histoire. Elle replonge dans la nuit pour la dernière. Une bonne série dans la carrière de William Vance.