A la recherche de la mère
" Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre, décidément. On ne sait jamais rien de la véritable nature des hommes." Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
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le 11 oct. 2014
BD franco-belge de Éric Stalner et Pierre Boisserie (2000)
« Tout ce qui intéressant se passe dans l’ombre, décidément. ». Après le Hamlet de Shakespeare, c’est cette fois du côté de chez Céline et son Voyage au bout de la Nuit que le quatrième de couverture de L’Ange Endormi va chercher l’inspiration. Personnellement, et pas seulement parce que ce tome 2 de La Croix de Cazenac s’aventure dans la lointaine Russie, je ne peux m’empêcher de penser que la célèbre ouverture d’Anna Karénine de Tolstoï aurait été plus appropriée : « Toutes les familles heureuses se ressemblent ; chaque famille malheureuse, elle, est malheureuse à sa propre manière. »
En effet, les soucis des Cazenac ne sont pas ceux du commun des mortels – dont les deux fils du patriarche Victorien ne semblent décidément pas faire partie, alors même que tout autour d’eux la Faucheuse se fait plaisir, en ce triste hiver 1914 : le jeune Étienne, alias « Trompe-la-Mort » a appris à la fin du tome précédent que son frère aîné Henri n’est pas tombé au champ d’honneur comme on le croyait.
Mais alors, où est-il passé ? Cela n’a pas l’air d’inquiéter Étienne outre-mesure, puisqu’il attend un mois entier avant de confier la nouvelle à leur père, qui de toute manière le savait déjà. En revanche, le vieil homme semble bien plus préoccupé par le fait que son fils cadet a gardé sur lui la fameuse croix, se sentant "attiré par elle", comme il le dit. Une croix d’origine russe, d’ailleurs, comme Étienne lui-même, apprend-t-on à l’occasion, sans en savoir plus que lui tant Victorien se montre irascible à ce sujet. Mais le hasard faisant bien les choses, c’est justement en Russie que doit partir Louise, « veuve » d’Henri et agente des services secrets français, pour se mettre à disposition des armées du Tsar Nicolas II, en fâcheuse posture face aux Allemands. Qu’à cela ne tienne, elle emmène Étienne dans ses bagages, qui tout séminariste qu’il est, ne se fait pas prier.
Tout cela commence à paraître un peu plus bancal que la simple histoire de double-jeu et d’espionnage du premier tome, mais soit, au moins avons-nous l’excuse de sortir des sentiers battus de la guerre des tranchées pour explorer une facette largement plus méconnue de la Grande Guerre : le conflit germano-russe, ou « Front de l’Est ». C’est plus précisément sur fond de bataille des Lacs Mazures, une des plus terribles défaites de l’armée tsariste en Pologne, que se situe l’action de L’Ange endormi, mais le scénariste Pierre Boisserie se garde bien de décrire les mouvements tactiques des uns et des autres dans le détail, préférant s’en tenir au strict minimum, ce qui n’est pas plus mal. Chaque nouvelle défaite entraîne davantage de mécontentement et de velléités révolutionnaires au sein du peuple russe, et comme l’avenir le prouvera, qui dit révolution dit paix avec l’Allemagne, ce que la France, saignée à blanc et en grand besoin de soutien à l’est, ne peut se permettre : l’essentiel est là.
En termes de reconstitution et d’ambiance, en revanche, son comparse Éric Stalner continue de s’en donner à cœur joie : toujours aussi sensuels, ses personnages évoluent à présent dans un univers fort différent du no man’s land boueux de Cible Soixante. Après un début un brin laborieux, les deux derniers tiers de ce tome 2 se situent exclusivement autour des Lacs Mazures et à Saint-Pétersbourg, recouverts de neige, pour un résultat somptueux. Le personnage égaré en plein blizzard, qu’il s’appelle Tintin, Luke Skywalker ou Étienne Cazenac, est d’ordinaire un cliché scénaristique qui m'agace au plus haut point, mais quand la dite tempête de neige est dessinée par Stalner, je me tais et je profite du spectacle.
C’est également durant cette séquence que le récit s’accélère : l’attirance entre Louise et Étienne se concrétise par un fougueux baiser dans une grotte de la forêt polonaise, interrompu par une patrouille de soldats russes. C’est alors que Boisserie se met à marcher dans les pas de Star Trek V : L’Ultime Frontière, puisque lorsque Louise lui fait remarquer qu’il ne lui a jamais dit qu’il savait parler russe, Étienne rétorque qu’il fallait « demander gentiment ». Mais cette grotte-là n’abrite aucun simili-dieu, Seulement un ours, et même pas un vrai : il s'agit d'un souvenir d’enfance d’Étienne revenu le hanter. Le lecteur ne peut que se gratter la tête, tant cette apparition sort de nulle part, telle la licorne de Blade Runner, mais il s’agit du premier véritable indice concernant le tour qu’allait prendre la série à partir de l’album suivant. Affaire à suivre, donc.
La conclusion pétersbourgeoise démarre elle aussi sous les meilleures auspices : Louise vaque le long de la Néva gelée, pleine de remords et d’arrière-pensées quant à son sale métier, lorsqu’elle est arrêté par son supérieur, le colonel Valois, traître vendu à l’Allemagne. Entretemps, Étienne part se recueillir sur la tombe de sa mère, L’Ange endormi. À sa grande surprise, il y retrouve Henri, que tout le monde avait un peu oublié. Comment un blessé déclaré « intransportable » par un médecin militaire dans l’album précédent a-t-il fait pour arriver en pleine forme à Saint-Pétersbourg, alors que l’Europe entière est ravagée par la guerre ? Mystère.
Dans l’immédiat, Stalner et Boisserie nous gratifient d’un absurde duel à l’épée entre Henri et le lieutenant Falco, sbire de Valois, qu’Étienne achève froidement. « Je suis à moitié Russe, n'est-ce pas ? Et nous les Slaves, nous avons le goût du sang », se justifie le jeune homme, une lueur psychotique dans les yeux. Fichtre, on m’a donc menti sur la marchandise ! Moi qui ai vécu deux ans en Pologne, sans jamais y rencontrer le moindre vampire ! Ah là là… enfin, cette réplique ahurissante montre bien qu’en dépit du dessin et des cadrages de Stalner, toujours aussi lumineux, ce deuxième tome de La Croix de Cazenac n’est pas aussi rigoureux que le premier. Le plaisir de la lecture est toujours là, mais les ficelles sont plus grosses, les dialogues pas toujours aussi inspirés et l’apparition de l’ours dans sa grotte fait un peu tache. Mais rien de tout cela n’aurait pu préparer le lecteur à ce qui l’attendait dans la suite des aventures de la famille Cazenac : Le Sang de mon Père.
Créée
le 23 févr. 2021
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