Ce tome fait suite à Croisade - Tome 2 - Le Qua'dj (2008) qu’il faut avoir lu avant. La première édition date de 2009. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Philippe Xavier pour les dessins. Les couleurs ont été réalisées par Jean-Jacques Chagnaud. Il compte cinquante-deux planches de bande dessinée. Il s’ouvre avec un texte du scénariste intitulé : Croisade, histoire et mythe, deux pages écrites par le scénariste en 2009.
Dans les cavernes sous Samarande, Gauthier de Flandres continue de progresser, accompagné par Osarias. Ils recherchent le Aa, un monstre de la nuit, de leurs peurs, et du sang de Gauthier. Ce dernier emporte avec lui, son épée, et le portrait de l’oubliée. Il avait donc une chance de vaincre Aa. Il fallait cependant se rendre à l’évidence : le monstre n’était pas seul. Devant eux se tient un squelette debout, avec des lambeaux de vêtements et une lance dans sa main : une des victimes de Aa. Il ne les tue pas toutes. Il tue, ou contamine. Certaines de victimes doivent lui ressembler à présent. Elles n’ont certes pas sa force, mais elles demeurent néanmoins redoutables. À la lueur de leur torche, les deux guerriers se rendent compte qu’ils sont encerclés par une armée de plusieurs dizaines de morts vivants qui se rapprochent lentement d’eux. Dos à dos, ils se lancent dans le combat : Gauthier en effectuant de grands moulinets avec son épée, Osarias avec sa torche. La légende dit que le combat mené par Gauthier et Osarias dura des heures. Dit-elle vrai ? Le narrateur ne saurait le dire. Ce qui fut certain, c’est que la défaite se trouvait au bout tant l’ennemi était nombreux. Gauthier se tient bientôt au sommet d’un tas de squelettes sans vie, et Osarias finit par être blessé par les ongles de l’un d’eux.
Alors que les deux combattants vont succomber dans les minutes qui suivent, une voix retentit intimant aux agresseurs de s’arrêter car Gauthier est à lui. Nakash, déjà fortement infecté, se tient l’épée à la main, et continue : ils doivent s’en aller, il s’occupe de Gauthier. À l’attention de Gauthier, il explique que le Aa l’a reçu parmi les siens. C’est un honneur : toute une vie prend alors une autre dimension, et la mort n’est plus à craindre. Il demande : Gauthier craint-il la mort ? La réponse s’avère cinglante : Gauthier préfère la mort à ce que son ami est devenu. Il jette alors ses dernières forces dans cette rencontre qui l’oppose à une ombre, l’ombre d’un homme qui fut son ami. Sans prévenir, Nakash lui demande de le tuer. Pendant quelques secondes, Nakash baisse sa garde. Le coup donné par Gauthier fut rude : il transperce Gauthier de son épée. En plein cœur. Nakash tombe à genou et remercie son ami avec son dernier souffle. Aa fait son apparition au sommet d’un rocher. Il invective Gauthier qui vient de tuer son seul ami. Personne ne prend Aa en pitié. Gauthier lui rétorque que Aa n’a pas eu pitié de tous ces corps au sol. Aa explique : ce n’est pas sa faute, car il a toujours faim, personne ne parle à Aa, personne ne connaît son nom.
La plongée dans cette croisade imaginaire continue. Le lecteur prend plaisir à découvrir l’introduction du scénariste qui rappelle le principe de sa série et explique ses intentions, ou plutôt la vision globale qu’il en a, y compris les éléments qui ne sont pas explicites. En particulier il aborde la composante des contes, des enchantements et des malédictions, fidèle en cela aux nuits racontées par Shéhérazade, et quelques notions d’histoire. Une de ses sources d’inspiration fut la troisième croisade (cinq années de guerres ininterrompues) : une préparation longue et difficile, des problèmes de trésorerie, de logistique aussi entre les différentes armées, des méfiances, des coups bas entre futurs alliés, autant d’éléments très éloignés de la Foi. En face, Saladin règne en maître sur le Croissant et le Sable, et il refuse de détruire l’église du Saint Sépulcre. Côté européen : Philippe Auguste, Richard Cœur de Lion, puis Barberousse. Ces faits ne sont pas racontés dans la série, mais il est possible d’en sentir leur influence sur l’état d’esprit qu’ils génèrent : la Croix et le Croissant restent toujours d’admirables alibis. En outre, le scénariste a construit une trame narrative facile d’accès tout en se développant sur la base de quatre fils différents dans ce tome : Gauthier avec ses deux compagnons dans les souterrains de Samarande pour se confronter au Aa, Ab’dul Razim et Syria d’Arcos à Hierus Halem, Robert de Tarente et l’armée chrétienne dans son château, et enfin Ottar Benk dans son palais. Le lecteur identifie chaque personnage au premier coup d’œil et se rappelle instantanément sa situation, son histoire personnelle, ses motivations et sa place sur l’échiquier.
Cette fois-ci, les auteurs ont décidé de mettre la séquence en quadruple page vers la fin du tome. Le lecteur procède alors au dépliage des deux pages en vis-à-vis, lui permettant d’admirer cette scène en quatre pages côte à côte : une crucifixion avec une case de la hauteur de la page en début de la première et en fin de la quatrième, et entre, quatre cases en largeur l’une au-dessus de l’autre. Effet choc garanti. Toutefois, son horizon d’attente ne se limite pas à ce moment spectaculaire, et ces pages dépliées. Comme précédemment, il fait le constat du travail de Jean-Jacques Chagnaud qui vient compléter par les couleurs des cases qui auraient sinon paru un peu vide. Il marie avec toujours autant de pertinence les teintes chaudes du soleil et du désert, ou d’une torche et de sa lumière, avec celles plus grises et froides des cavernes et de l’ombre. Il parvient à rendre sinistre la lumière irradiant d’Elysande (la Lumière des Martyrs), ou celle qui apparaît lors du duel entre Aa et Gauthier. De la même manière, il parvient à rendre particulièrement sinistre la lumière orangée du coucher de soleil, ou très douce celle brunâtre de ces gigantesques cavernes souterraines de Samarande. Le lecteur voit également que le coloriste se montre très précis et méticuleux lorsqu’il s’agit d’une surface très effilée ou minuscule comme les décorations brodées d’un vêtement ou les ferrures décorative d’une porte. Il sait conserver le juste équilibre entre l’apport d’informations visuelles supplémentaires dans les dessins, et les cases qui doivent restées dépouillées pour faire effet : un savant dosage exécuté avec habileté.
Le lecteur sait également qu’il va retrouver une narration visuelle avec une apparence de surface évoquant une réalisation rapide : des cases sans décors, certains décors comme réalisés en vitesse, des gros plans sur les visages qui occupent de fait toute la surface de la case, certaines cases qui reposent beaucoup sur les effets spéciaux de la mise en couleur, des formes de détails simplifiées ou génériques. Dans le même temps, il constate qu’il ralentit sa lecture très régulièrement pour savourer une case plus dense en informations visuelles ou une séquence impressionnante : les statues géantes des huit chevaliers, l’apparition de la Lumières des Martyrs, la vue en légère surélévation du palais d’Ab’dul Razim avec la ville derrière, la vue en plongée sur la pièce qui lui sert de bureau avec les tapis, les étagères, les décorations calligraphiées, la croix finement ouvragée au sommet du bâton du moine Jurand de Poméranie, le prédicateur aux sept plaies, la décoration intérieure de la chambre de Syria d’Arcos dans le palais, l’aménagement du jardin du même palais, le tombeau sur lequel reposent les ossements d’Ada de Flandres, le trône d’Ottar Benk et ses décorations, l’armure finement ouvragée du maître des Machines. À l’évidence, l’artiste dose la densité d’informations visuelles en fonction de l’effet qu’il souhaite obtenir sur le lecteur : modulation de la vitesse de sa lecture, établissement d’un lieu ou d’un personnage dans le menu détail, focalisation sur la tension entre individus, etc.
De la même manière, le scénariste dose savamment ses effets : entre scènes d’actions et révélations, entre avancée de l’intrigue et explications. Comme dans les tomes précédent, libre au lecteur de choisir sa façon d’appréhender le récit : au premier degré comme une aventure, des chevaliers affrontant avec plus ou moins de succès les ennemis, les tentations, les exigences du pouvoir, celles de la morale et de l’honneur, ou bien comme un miroir déformant des croisades avec leurs enjeux guerriers qui finissent par faire oublier la motivation religieuse, des tourments mystiques, des manifestations incarnées de croyances culturelles. Dans le premier cas, il constate que la guerre génère des conflits qui dressent les hommes les uns contre les autres, quelle que soit la force de leur volonté. Dans la deuxième optique, il glisse entre une restitution métaphorique des croisades, des incohérences historiques qui empêchent de raccorder la fiction à la réalité historique, des phénomènes de résonnance troublants, en fonction de leur bien-fondé ou de l’interprétation imposée par le scénariste. Pour autant, les auteurs savent conférer une dimension mystique et mythique à leur vision des croisades.
Chaque personnage s’enfonce encore plus dans son destin qu’il ne maîtrise pas, étant le jeu des forces des conflits, des croyances, des chocs culturels, et de son histoire personnelle. Sous des dehors qui peuvent sembler parfois un peu désinvoltes, l’artiste et le coloriste réalisent une narration visuelle pesée et envoûtante, emmenant le lecteur dans un monde oscillant subtilement entre réalité et conte, en cohérence totale avec le scénario. Une fois encore, le scénariste semble avoir conçu le fonctionnement de son récit en fonction de l’artiste, tout en développant des thèmes personnels. À la simple lecture de la bande dessinée, le lecteur peut s’interroger sur les notions d’Histoire de Dufaux. Avec l’introduction, il découvre son intérêt et son investissement dans l’histoire des croisades, et il perçoit tout le travail de conception qui ne fait qu’affleurer de ci de là dans le récit. Une plongée très troublante dans une croisade en forme de conte, qui en respecte l’esprit.