Les femmes mènent la quête
On hésite à affirmer que l’introduction s’inspire directement de celle du « Secret de la Licorne », d’Hergé : Achille Talon se balade dans un marché aux puces et y découvre un objet qu’il veut offrir à quelqu’un de proche, ce qui va le propulser dans une aventure très très loin... (Franchement, ça ne vous rappelle rien ? Surtout que le titre, lui, évoque « Le Trésor de Rackham le Rouge »). Toujours est-il que l’aventure est là, qu’elle s’impose dans sa linéarité logique au détriment des collages de gags assez moyens qui caractérisaient les premières « grandes » aventures d’Achille Talon. Du mouvement, de l’action qui progresse sans cesse ou presque, ça y est, Greg a trouvé le rythme des 46 planches (enfin, encore 45 ici...).
C’est une histoire de trésor à chercher (oui, vous avez lu le titre, moi aussi...), sauf qu’à cause d’une page perdue dans l’inévitable manuscrit qui informe Achille (tiré d’un grenier, comme d’hab), on ne sait pas complètement en quoi consiste ce trésor, mais enfin il y a un diamant quelque part, et ça fait toujours bon effet sur la libido des aventuriers, même quand ils sont de pesants bourgeois à canne et cravate.
En gros, Talon et Virgule vont vivre plein d’aventures dans la jungle d’un pays hispano-américain, le Platopabo (excusez-moi, c’est Greg qui invente les noms, j’y suis pour rien...), formaté pour contenir tout ce qu’il faut d’embûches : des chercheurs de trésors, des guérilleros pro- et anti-gouvernementaux, la police secrète, une tribu d’Indiens qui n’ont peut-être pas beaucoup de culottes, mais bien un sens des affaires affûté.
Derrière le Platopabo (l’aventure est de 1977), il y a le problème de la Guerre Froide, dans laquelle les deux camps se disputent l’ « amitié » des petits Etats sud-américains : les autoroutes du Platopabo sont financées « moitié Russes, moitié Américains et moitié Chinois » (planche 19 ; voir aussi planche 44, in fine). (Aujourd’hui, c’est plus simple, il ne reste plus que les Chinois qui peuvent jeter comme ça leur pognon par les fenêtres).
On note que la même ligne scénaristique va se retrouver dans « Viva Papa ! » : comment un pays très pauvre va, à la suite de l’intervention d’Achille, se découvrir une ressource financière durable. Bon vieux problème du Tiers Monde, à l’époque où il était moins hétérogène qu’aujourd’hui. D’ailleurs, avez-vous remarqué, on dit de moins en moins « Tiers Monde », aujourd’hui ?
Greg ne se limite pas à farcir tout l’album de péripéties junglesques et de coteries antagonistes qui rêvent de s’entre-éliminer. Il enrichit le profil des personnages, et la palme de l’approfondissement (c’est peut-être un bien grand mot, vu l’intéressée...) revient sans conteste à Hécatombe (la femme de chambre de Virgule de Guillemets), une espèce de dragon femelle qui marche plus à la testostérone qu’à l’ocytocine, sexy avec ses bas tombants et ses regards courroucés, que même le tablier et la coiffe à dentelles ne parviennent pas à féminiser quelque peu.
Virgule a beau être de ce monde à pognon et à chichis frelatés qui constitue l’idéal social de notre belle civilisation, elle n’en révèle pas moins un caractère d’aventurière décidée, qui a des idées plus exactes sur les pays lointains, que notre Achille, dont l’image du Platopabo date un peu... En revanche, la relation entre Achille et Virgule est devenue plus explicite : Virgule est officiellement « la dame des pensées » d’Achille (planche 1), sa « belle » (ouais, bof, chacun ses goûts) (planche 8), et Achille est son « fiancé » (planches 34 et 41) ; il se lance dans l’aventure avec pour objectif majeur et chevaleresque de protéger Virgule des périls affreux qui l’attendent, là-bas, dans ce pays de sauvages... Achille n’hésite pas à envisager de se battre en duel pour une allusion impolie à Virgule (planche 17).
Souci de répondre à la pression féministe ? Il est indiscutable que, dans ce récit, les femmes prennent l'initiative, tandis que Talon joue un peu les faire-valoir. Papa Talon et Lefuneste n'interviennent que très peu.
On note (planches 38 à 41) la mise en évidence d’un des procédés de Greg : faire confluer vers une action commune une foule de protagonistes aussi peu ressemblants entre eux que possible : le pittoresque y gagne, mais aussi le sentiment d’avoir affaire à de dignes représentants du peuple du Platopabo dans toutes ses composantes, ce qui ne peut que plaire au lecteur acquis aux schèmes démocratiques.
L’humour est très correctement inséré là même où l’action progresse : les relations aigres-douces entre Talon et Hécatombe (planches 2 à 5), la narration ironique de Talon lisant le manuscrit destiné à Virgule (planche 5) ; la méprise de Talon sur le Platopabo permet malgré tout d’introduire un nouveau personnage (planches 10 et 11) ; la mention récurrente des écoles des missions qui enseignent la langue française un peu à tout le monde (ce qui évite à Talon de fourrer son nez dans son guide de conversation à chaque mot) ; les phases d’ivrognerie répétées du « Duc Arthur de Glouswallow », compagnon d’aventure de Talon, sont à l’origine de pas mal de fantaisies de conduite, et pas seulement automobile ; Talon recevant des propositions commerciales directes quand il affirme chercher une femme... ; la cuisine que font les Indiens (planche 22) ; les rencontres avec les bestioles du coin, un peu surréalistes (planches 30 à 32).
Une aventure dont les conventions sont agréablement tempérées par de la loufoquerie qui fait bien corps avec l’ensemble de la narration. On n’en demande pas plus.