Les Disparues d'Orsay
6.6
Les Disparues d'Orsay

BD franco-belge de Stéphane Levallois (2017)

Le poète est semblable au prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l’archer.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, consacrée à une visite atypique du musée d’Orsay. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Stéphane Levallois, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-neuf pages de bande dessinée. À la fin se trouve une liste des œuvres du musée d’Orsay (et d’ailleurs) citées dans le livre, soit environ soixante-quinze œuvres différentes, et un peu moins d’artistes. Cette liste s’intercale entre cinq portraits en pleine page : Dante Alighieri (d’après William Bouguereau), Heraklès (d’après Émile Antoine Burdelle, Henri de Toulouse-Lautrec), la Petite danseuse de 14 ans (d’après Edgar Degas), Johann Wolfgang Goethe (d’après Pierre-Jean David d’Angers).


Virgile Gautrey, un agent de surveillance, vient de se lever, et il s’habille méthodiquement. Il finit par lacer ses souliers, et passer la lanière qui tient son badge, autour du cou. Il est le gardien du musée d’Orsay. Il se rend tranquillement à son lieu de travail, passe son badge dans la liseuse et pénètre à l’intérieur. Il passe devant le buste de Johann Wolfgang von Goethe, sculpté par Pierre-Jean David d’Angers. Il monte à l’étage. Il prend une chaise et il s’installe devant Naissance de Vénus, de William Bouguereau. En lui-même, il pense au conseil à donner à un visiteur : quand on visite un musée, ne pas faire comme les autres, changer de rythme, traverser les salles d’un pas pressé, n’adresser à chaque œuvre qu’un regard furtif. À coup sûr, cela divertira les gardiens, brisera un instant la monotonie de leur quotidien. Il continue en son for intérieur ; avaler les salles toujours plus vite, jusqu’à ce que peut-être une œuvre arrête le visiteur. Et que pour la première fois de sa vie, il ressente une émotion si forte qu’il lui soit désormais impossible de se passer d’elle.


Totalement absorbé dans sa contemplation du tableau, Virgile Gautrey s’imagine voir Vénus courir nue devant lui, cherchant à atteindre un train sur le départ, le ratant, alors que lui reste de l’autre côté d’une vitre, incapable de la traverser, de rattraper cette femme. Le temps s’écoule à la grande horloge du musée et un autre gardien regarde le même tableau. Virgile Gautrey se réveille en sursaut dans son lit. Peu de temps après, il est le premier à arriver au musée. Il passe devant le buste de Goethe. Il passe devant le tableau La source, de Jean-Auguste Dominique Ingres, et il se fait la réflexion que la muse n’est plus là. Il se rend compte de l’impossibilité de ce qu’il vient de dire. Il continue de progresser dans la galerie et constate avec affolement que les jeunes filles ont disparu des autres tableaux. Il court jusqu’à la salle où se trouve Naissance de Vénus, elle n’est plus dans le tableau, il s’écroule à terre victime d’un malaise. Il gît sur le sol inconscient. Il reprend ses esprits, allongé sur un lit, le buste de Goethe lui parle. Il lui dit que le temps presse, que les muses ont disparu des œuvres, que ce musée pourrait être celui de la mémoire de Gautrey, et qu’il incombe à ce dernier de partir à leur recherche et de les ramener pour la célébration des trente ans.


Le musée d’Orsay a été inauguré en 1986, et cette bande dessinée a été publiée en 2017, un hommage à ses trente ans d’existence. Le texte de présentation indique qu’elle constitue : un Jeu de piste alerte et poétique à Orsay, une nouvelle visite atypique du musée parisien, un conte irrévérencieux et léger pour la collection Futuropolis/Musée d’Orsay. En effet, comme l’indique le titre, plusieurs muses, la plupart dénudées, ont disparu de tableaux célèbres, et la quête du gardien est de les retrouver, et par là-même d’identifier leur ravisseur. Il s’appelle Virgile Gautrey, bien évidemment en référence à Virgile (-70 à -19), le poète latin auteur de l'Énéide, les Bucoliques et les Géorgiques. Durant son voyage, il rencontre Dante Alighieri (1265/67-1321, poète et écrivain) qui va lui servir de guide pendant plusieurs séquences, en hommage à La Divine Comédie (1307-1321), avec une inversion des rôles puisqu’ici Dante guide Virgile. En effet, Gautrey finit par arriver dans un endroit qu’il identifie comme étant l’Enfer. En fonction de sa culture, et de sa familiarité avec les collections du musée d’Orsay, l’illustration de couverture dit peut-être quelque chose au lecteur, plus ou moins vaguement. En arrivant à la fin de l’ouvrage, il découvre donc la liste des œuvres citées visuellement. La couverture est inspirée du tableau Les Oréades (1902) de William Bouguereau (1825-1905). Par la suite, il peut juste reconnaître l’architecture caractéristique du musée, ou bien quelques-uns des tableaux réinterprétés.


Aussi le ressenti de lecture dépend fortement du niveau de familiarité avec les œuvres du musée d’Orsay (et d’ailleurs). L’auteur explicite cette mention d’autres endroits : il s’agit de la galerie internationale d’art moderne à Venise, du musée de l’Orangerie, du musée du Louvre, de la fondation Beyeler à Bâle, du musée Rodin à Paris, même si cela ne concerne que quelques œuvres parmi toutes celles auxquelles il est rendu hommage. Sa lecture peut alors prendre une dimension ludique, en jouant à identifier chaque référence, chaque tableau intégré à la narration visuelle, ou bien rester au niveau de l’intrigue, tout en se disant qu’il ira consulter plus en détail la liste en fin d’ouvrage pour telle ou telle image qui l’a plus frappé. Il n’en est peut-être pas au niveau de Virgile Dautrey qui a vécu l’expérience de ressentir une émotion si forte qu’il lui soit désormais impossible de se passer de telle œuvre, mais il y a fort à parier qu’il éprouvera l’envie d’en voir plusieurs pour de vrai. Au fil des pages, une composition ou une autre le prend par surprise : la perspective des Raboteurs de Parquet (1875) de Gustave Caillebotte (1848-1894), la richesse d’un tableau à la manière de Gustav Klimt (1862-1918), le pointillisme de La voilette (vers 1883) de Georges Seurat (1859-1891), les splendides couleurs de Londres Le parlement trouée de soleil dans le brouillard (1904) de Claude Monet (1840-1926), l’eau calme et visqueuse de Le pauvre pêcheur (1881) de Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), ou encore bien d’autres.


L’artiste accomplit la prouesse de rendre hommage à ces quelques soixante-quinze œuvres d’art différentes en évoquant pour chacune l’exécution particulière de chaque créateur, tout en maintenant une unité graphique à sa narration visuelle, ce qui constitue un défi remarquable en soi. Tout commence avec une technique classique : des formes détourées par un trait de contour, un peu lâche, un peu fin, conservant un soupçon de spontanéité, avec une mise en couleurs de type aquarelle apportant des informations sur les teintes de chaque élément, comme ternies, et rehaussant le relief des surfaces, ainsi que le jeu d’ombres. Les traits de contour se font plus droits et plus secs pour représenter le hall central du musée d’Orsay avec ses murs bien droits, et ses arches bien rondes. Les premiers tableaux sont évoqués dans leur cadre, accrochés au mur, avec des touches de couleurs un peu plus vives, les faisant ressortir du reste de la case, sans pour autant qu’ils ne jurent avec la réalité banale de Virgile Gautrey. La vraie première prise de liberté (après la disparition des muses) survient avec une scène spectaculaire en quatre cases page treize : une transposition de L’accident gare de l’Ouest (aujourd’hui Gare Montparnasse) le 22 octobre 1895, célèbre photographie de Léopold Louis Mercier (1866-1913).


S’il y est sensible, le lecteur peut relever les fluctuations dans les techniques de dessins mises en œuvre par Stéphane Levallois qui lui permettent de s’aventurer vers les chefs d’œuvres picturaux, sans perdre le fil de son propre récit. Il peut jouer avec les lignes de contours en les rendant plus malléables ou plus floues, utiliser des couleurs plus vives pour un élément de la réalité banale de Virgile Gautrey en écho ou en annonce d’un tableau, utiliser le dispositif de l’ouverture d’une porte pour découvrir un autre monde ou une autre réalité derrière, diminuer le ratio de traits encrés au profit d’une plus grande importance accordée à la couleur directe, adapter des caractéristiques picturales telles que le pointillisme ou l’impressionnisme, jouer avec les aplats de noir, etc. Ainsi l’intégration des peintures se fait de manière organique, l’artiste gérant le degré de contraste en fonction de la séquence.


L’intrigue fonctionne sur le principe d’une enquête : quelle est la cause de la disparition des muses ? Quel est le coupable ? L’utilisation d’un voyage en train permet de voir défiler les paysages, et donne également l’impression d’une course-poursuite, une scène ou deux donnant l’impression que le gardien peut peut-être rattraper celui qui les enlevées. Conscient de la nature anniversaire du récit, le lecteur ressent l’impression d’un passage en revue un peu mécanique des œuvres emblématiques du musée d’Orsay, et dans le même temps il éprouve également le fait que ce dispositif fonctionne aussi comme une exploration d’hypothèses, de pistes, comme dans une enquête. Il voit que l’auteur met en scène deux enquêteurs : Virgile Gautrey d’un côté, le buste de Johann Wolfgang von Goethe de l’autre qui cherche avec ses propres moyens (il est muni de six jambes mécaniques) au sein même du musée d’Orsay, y compris dans les réserves. Le lecteur peut y voir un deuxième niveau de lecture : le constat que les disparitions concernent exclusivement des muses, le plus souvent des femmes nues, ce qui induit de manière sous-jacente un questionnement sur la nature du rapport de séduction entre muse et créateur, sur ce qui peut s’avérer séduisant pour la muse chez le créateur, et ce qui peut prendre sa place dans le cœur de sa muse.


Un livre anniversaire et hommage qui l’assume en égrainant les œuvres les plus célèbres du musée d’Orsay, sur la base d’un scénario linéaire. Virgile Gautrey se retrouve face à une toile après l’autre, essayant de comprendre pourquoi les muses ont disparu des œuvres. L’auteur parvient à remplir ce contrat de passage en revue, grâce à une narration visuelle qui sait accommoder chaque toile juste assez pour l’intégrer dans les dessins de l’histoire, sans dénaturer l’œuvre originelle. Accompagnant cette énumération, l’intrigue recèle plus de substance : un regard personnel sur l’importance ou le sens de chaque toile pour l’auteur, une mise en correspondance de la notion de muse et du jeu de séduction réciproque que cette fonction suppose avec le créateur. Ludique et enrichissant.

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