Le ralliement, la conscience et l'oubli
Ce récit parle de l'étrange destinée d'anciens résistants français de la Deuxième Guerre Mondiale: leurs difficultés à se réinsérer dans la vie civile pacifique après le conflit, leur désir de mettre à profit sur d'autres fronts leur expérience de la guerre, leurs problèmes de conscience lorsqu'il s'agit de savoir dans quel camp ils vont se battre.
Plus particulièrement, il s'agit ici de résistants, globalement de gauche, qui ont préféré se rallier au Viet-Minh plutôt que de rester dans l'armée française qui avait mission de récupérer l'Indochine, perdue au profit des Japonais pendant la guerre mondiale.
On entrevoit tout de suite l'opprobre que le discours gouvernemental - et l'opinion colonialiste majoritaire de l'époque - pouvait jeter sur de tels ralliements, qui apparaissaient aisément comme des trahisons.
Les mauvais souvenirs sont appelés à l'oubli pour maintenir une hygiène acceptable de la conscience collective. C'est pourquoi le héros de ce récit, bien qu'engagé dans une enquête journalistique pour retrouver certains de ces ralliés - bien plus tard ! - se trouve à butte à des actions d'intimidation, des disparitions, et des meurtres plus ou moins camouflés, qui donnent à un boulot routinier de journaliste cet air de mission d'espionnage.
Frank Giroud, une fois de plus, a soigneusement étudié cet aspect peu mis en valeur de la Guerre d'Indochine. L'arrivée des cercueils de Français enfin restitués par le Vietnam à Paris; les traumatismes psychologiques subis par les combattants vieillissants qui s'apparentent à une malédiction qu'il ne faut pas évoquer; les images de Français combattants dans les camps Viet-Minh... tout ceci est intégré au récit, avec pertinence et engagement démystificateur.
Bien entendu, pour rendre la narration buvable, il fallait un cadre de fiction qui appose des sentiments et des regards subjectifs sur ce qui pourrait ne constituer qu'un compte rendu de témoignages divers. Le héros est un journaliste d'âge moyen, fauché au point de se disputer avec son directeur à ce sujet, obligé de vendre un cheval auquel tient sa jeune fille, qui lui reproche déjà de n'avoir pas payé de pension alimentaire à sa mère...
De beaux personnages diversifiés émaillent l'enquête de notre journaliste: l'épais boucher d'un village des Préalpes, qu'il ne faut pas venir emmerder avec de vieilles histoires pourries; un ancien résistant soigneux au point de préparer lui-même sa propre tombe; la fille de notre journaliste, fière, racée mais affectueuse; un vieil Allemand, ancien résistant rallié au Viet-Minh...
Lax a choisi ici un trait fin, élégant et réaliste afin de fournir à cette histoire son nécessaire effet de réalité.
Mais la démarche de Giroud se reflète un peu trop dans le scénario: c'est une enquête, qui saute d'interlocuteur en interlocuteur, avec chaque fois un peu plus de vérités dévoilées. Dans le Tome 1, ce schéma est un peu lassant, et ce ne sont pas les relations délicates entre le père journaliste et sa fille, ni un méchant calé de dos devant son bureau pour entraver l'enquête en cours, qui suffisent à donner une densité dramatique satisfaisante à ce récit, dont on reconnaît volontiers l'intérêt historique, et, pour ceux qui croient à quelque chose en politique, la vertu militante.
Le tome 2, plus axé sur le Vietnam,rend bien l'atmosphère de ce pays: le conducteur de cyclo-pousse, Trung-Nam Vinh, réduit par le régime à gagner sa vie à la sueur de ses mollets à Hô-Chi-Minh-Ville, que les habitants appellent toujours Saïgon; la vie du Viet-Minh, précaire et dangereuse, dans les jungles et les rizières; la route Mandarine, reliant Saïgon et Hanoï, et traversant des portions d'immensités plates et vertes, parcourues par des buffles pataugeant dans la boue; les trains que l'on pourrait suivre à pied, vu leur vitesse; les restes orangés et festonnés de temples Cham hindouistes...
L'intrigue s'y poursuit et s'y complique de magouilles politico-médiatiques. Notre journaliste parviendra-t-il à publier l'article sur les "ralliés", vérité qui risque de déranger beaucoup de monde ? En fin de récit, Giroud est bien obligé de procéder aux flash-backs nécessaires à la compréhension rétrospective d'éléments obscurs sur le moment. On est un peu déçu par la faiblesse de certaines de ces justifications, qui sont mises sur le compte de la noirceur d'âme de politiques. La traque sanglante qui marquait le premier tome manque passablement d'assises suffisamment logiques. Au moins aurons-nous appris l'existence de ces "ralliés", et apprécié les méandres de la morale humaine en matière d'engagement personnel...