Premiers pas sans la mafia.
Le sentiment d’entrer dans un film puissamment classique nous happe dès les premières secondes de A most violent year. La photographie, la reconstitution du New York de l’aube des 80’s lorgne avec légitimité du côté de Lumet et distille ce grain jaunâtre dont il avait le secret. Tout au long du film, cette maitrise va se déployer, notamment dans un travail particulièrement méticuleux sur la lumière, les intérieurs d’une maison labyrinthique dont les nouveaux propriétaires peinent à devenir les occupants.
L’intrigue est simple, et c’est avec la même apparente modestie que Chandor l’aborde : il s’agit d’atteindre, pour Abel, la nouvelle étape de son entreprise de transport de fioul en acquérant un gigantesque terrain, friche industrielle à l’image de l’état de la ville à cette époque, anarchique et décimée par la violence.
L’autre référence assumée, celle du film de gangster va jouer avec la troublante ressemblance d’Oscar Isaac avec Al Pacino. Pas celui de Lumet, cette fois, plus généralement dans les marges, mais bien Le Parrain, tant dans la posture et la fermeté de traits décidés, à tout prix, à concrétiser son idéal capitaliste de fondation d’un empire. C’est là que les pistes se brouillent et que le film prend une tournure aussi intelligente qu’originale. Alors qu’on joue sur un terrain ultra codifié, Chandor brasse les références et déjoue les attentes balisées du spectateur. Abel clame son honnêteté, et son parcours vers la victoire est aussi celui du spectateur qui va devoir se convaincre de ses intentions. Le froid contrôle avec laquelle il dirige ses commerciaux, traite avec ses rivaux, est d’autant plus captivant qu’il dévoile progressivement un homme acculé à jouer dans la cour des corrompus.
A most violent year pourrait ainsi être vu comme le négatif des Affranchis : « j’ai toujours voulu y arriver sans être un gangster ». Pas de faste, pas de clinquant, et surtout pas d’argent facile. Car celui qui provient du crime est souillé à tout point de vue : par les armes, par les enquêtes, et entache la réputation du self made man idéal.
Construit avec une habileté qu’on trouvait déjà dans Margin Call, le montage alterne les différents éléments qui encerclent Abel. La loi, les concurrents, les syndicats : tous épuisés par cette année d’une violence inouïe, poussent l’entrepreneur à appliquer leurs règles du jeu. L’autre belle idée est celle du relai de la dimension intime, par le personnage de l’épouse, Jessica Chastain en lady Macbeth d’un glamour polaire.
La tragédie, écrite sur le fil, est d’une efficacité redoutable, et évite la quasi-totalité des pièges de ce type de film. On retrouve ici la maitrise et l’épaisseur des personnages des films de James Gray comme The Yards, et un talent indéniable pour tisser les fils retors d’un homme en prise avec son temps.
Et, cerise sur le gâteau, c’est du côté de Friedkin que Chandor construit sa séquence de poursuite, parfaitement insérée dans la dynamique du film, longue et imparable, démonstration de force sur un parcours entre tunnels, voies ferrées et métro.
Aussi intelligent dans son déroulement que par les ambiguïtés satiriques de son dénouement, (à une réserve près, celle d’un symbolisme un brin appuyé, mêlant le pétrole et le sang) A Most Violent Year est exemplaire de maitrise ; la probité complexe de son personnage, la malice avec laquelle il joue des codes pour les asservir à un parcours d’une grande subtilité nous force à reconnaitre que Chandor joue désormais très clairement dans la cour des grands.