Après L’Enfance d’Ivan, Tarkovski embrasse pleinement son art pour se lancer dans une fresque monumentale, à la fois reconstitution historique de grande ampleur et réflexion puissante sur les affres de la création.
Le récit, disséminé en chapitres apparemment hétérogènes, suit en réalité une trajectoire, celle de l’élévation préfigurée dans le sublime prologue du ballon. La caméra, tournant autour de l’église, tourbillonne lentement vers les hauteurs qui dévoilent l’afflux de soldats et de barques, convergeant vers ce lieu central et sacré. Tout est dit dans cette fable programmatique. La guerre, le divin, l’œuvre laborieuse, l’échec possible de la chute.
Cette élévation, un des motifs centraux du film, le jalonne : c’est la racine qu’on tire pour prendre la mesure de la hauteur d’un arbre, c’est l’ascension des Tatares vers le clocher dont on retire les dorures, c’est le silence d’Andrei, qu’il prend pour un aboutissement mais qui se révélera le terreau de son retour à une création apaisée et sereine.
Film fleuve, Andrei Roublev donne à voir la Russie médiévale dans toute sa diversité, occasionnant autant de chapitres et de séquences visuelles époustouflantes. C’est d’abord un film sur la foule : nue et sereine dans les splendides fêtes païennes, massacrée dans les combats d’une rare violence, tout en travellings suivant la course des chevaux, puis au travail, tirant de concert sur les multiples cordes pour l’ascension de la cloche. Les plans d’ensemble, souvent en plongée, offrent des tableaux fascinant de foules qui dessinent les méandres et les affluents de groupes convergeant vers un point unique, objet de toute l’ascension.
En contrepoint de ces scènes collectives, celles, intimistes, de l’essai esthétique. Les débats d’Andrei et de ses maîtres ou apprentis, la formulation de sa foi, son rapport au pouvoir de ses commanditaires. Deux figures du pouvoir s’affrontent : celle du dogme sacré (évoqué dans la séquence qui oppose la lecture des lois sur le couvre-chef chez les hommes et femmes à l’irruption de la jeune femme au fagot, émouvante par sa spontanéité et la fraîcheur de son regard), et celle du pouvoir politique, le tyran faisant crever les yeux des peintres après la réalisation de leur chef d’œuvre, écho possible aux conditions de travail de Tarkovski face au régime.
Durant ces échanges se mettent en place les prémices de la création, tant sur le plan théorique que pratique : comment obtenir le bleu ? où trouver la bonne terre pour le moule de la cloche ? L’image elle-même prend en charge ces semis de couleurs et de matière, à travers le lait colorant le torrent, la couleur noire qui macule les murs blancs ou les flocons qui s’invitent dans les clochers. La poésie visuelle de Tarkovski procède comme une partition, par motifs et refrains, rimes internes composées d’icônes qui lui sont propres : les chevaux, la rivière, la pluie et l’arbre, éléments qu’on retrouve dans le furtif tableau final.
La structuré fondée sur la trajectoire s’enrichit considérablement par le travail fait sur le croisement ; dans son parcours, le moine croise l’histoire, mais aussi et surtout des individus qui le côtoient pour mieux le quitter, ou l’abandonnent pour mieux le retrouver, à l’image de cette femme simple d’esprit qu’il sauve en tuant un homme, élévation contrainte sur un escalier de bois. Une image sublime montre ce croisement complexe de destinées qui se chevauchent, un moment de concert mais se détournent rapidement, emportant des bribes de l’autre dans leur course : c’est la femme païenne qui nage dans le sillage de la barque d’Andrei, poursuivie par ses oppresseurs, et dont il se détourne avec gêne, le gout de son baiser, imposé la veille, encore sur les lèvres.
Dans la dernière partie, c’est Andrei lui-même qui devient celui qu’on croise. Le jeune fondeur de cloche devenu le protagoniste l’aperçoit régulièrement en haut du trou dans lequel il œuvre, transformé en tyran malgré lui, tout entier dévoué à son œuvre dont il feint de connaitre les secrets prétendument transmis par son père. Andrei, spectateur d’une nouvelle quête, voit le feu de la guerre maitrisé pour le sacre de Dieu, les hommes unis autour du beau et d’une quête plus belle encore, car immatérielle : celle du son de la cloche, invisible et fédératrice, qui appelle les fidèles à l’adoration rituelle. La scène d’ascension de la cloche et les lents mouvements du battant, dans l’attente du choc qui produira le son tant attendu est un des sommets du film.
A ce son répond la séquence finale, éclatante et d’une intensité grandiose : après 2h45 de film en noir et blanc, en mouvement et en discours intenses, Tarkovski laisse éclater la peinture du maître, que l’on n'avait jamais vu à l’œuvre. Fruit d’une longue maturation, d’un parcours complexe, elle s’affranchit de tout discours et affirme avec évidence sa victoire sur l’histoire tourmentée qui l’a vu naître… et celle, contemporaine, qui voudrait la faire taire au profit d’un nouveau dogme.
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