Il y a des films qui sont tellement exceptionnels que j'ai peur de ne pas trouver les mots pour les décrire. Tellement ... que les superlatifs paraissent bien fades. Tellement... que je me sens moi-même, surtout, parfaitement incapable de retranscrire leurs beautés. Des films dont les qualités dépassent de très loin mes facultés intellectualisantes et langagières.
Non, Andréi Roublev n'est pas un chef d’œuvre. Le terme pourrait correspondre pour parler de Psychose ou de Ossessione, mais Andréi Roublev ne joue pas dans la même catégorie. Andréi Roublev ne joue dans aucune catégorie. Il est au-dessus de tout. Andréi Roublev est, en trois heures, un concentré de toutes les qualités possibles du cinéma.

Nous sommes donc dans la Russie du début du XVème siècle, une Russie plongée dans la violence et où subsiste encore des croyances païennes ancestrales. Andréi ROublev est moine et peintre d'icônes. Un jour, il est appelé par le peintre Théophane le Grec, qui le veut près de lui. Entre les deux hommes va se lancer un débat sur l'emploi de l'art, débat qui part d'un même constat : le peuple est ignare et s'enfonce dans la violence et le rejet de Dieu. Alors, Théophane dit que le peuple ne mérite pas qu'on lui consacre son talent artistique, et dit ne peindre que pour Dieu. De son côté, Roublev affirme que justement, c'est pour le peuple qu'il faut peindre, car c'est à ce peuple dans les ténèbres qu'il faut apporter la lumière. "réconcilier l'homme et Dieu", tel est le credo du peintre et du cinéaste.
Car, le parallèle est évident, surtout quand on connaît la foi et le mysticisme de Tarkovski. Dans une URSS qui a érigé l'athéisme en dogme (car il y a du fanatisme athée comme il y a du fanatisme religieux), le cinéaste se pose forcément la question de la pratique de son art, purement religieux. Question d'autant plus urgente dans un monde aussi violent.
Et le cinéaste insiste sur la violence du monde dans lequel vit Roublev. Chaque partie recèle son lot de morts violentes : tabassages, tortures, exécutions, razzia, tout y passe. Le sommet est atteint, sans conteste, par la scène de l'invasion tatare. Tout cela dans le but d'établir le plus grand gouffre possible entre Roublev et le reste du monde. Le film repose en grande partie sur la différence monumentale entre les aspirations artistiques et religieuses du moine-peintre et les désirs d'un monde qui ne cherche qu'un plaisir immédiat et brutal. Opposition entre la mystique orthodoxe et la scène de sorcellerie. Opposition entre la paix intérieure recherchée par Roublev et le chaos qui règne à l'extérieur. Opposition entre ce qui élève et ce qui rabaisse. Opposition entre la création (artistique et divine) et la destruction.
A ce titre, Tarkovski n'hésite pas à employer des symboles dans son œuvre. L'importance de la pluie (très présente dans l’œuvre) est peut-être un rappel de la colère divine, prête à nettoyer le monde de ses horreurs. Et la forte présence de la nature renvoie à la création divine, modèle et support de la création artistique.

"Permettre à l'âme de passer du visible à l'invisible" : Andréi Roublev, c'est le film d'un cheminement, d'une initiation à la création. Le film qui montre un passage. La transformation de la chenille en papillon. Roublev ne cherche pas seulement à savoir si le peuple mérite son art (même si c'est une question essentielle). Il acquiert progressivement les qualités de l'artiste. Et Tarkovski, avec son génie unique, nous montre le processus qui permet de voir la splendeur au milieu de la fange. Ainsi, la scène de l'histrion, au début, est littéralement touchée par la grâce alors qu'elle raconte, au premier degré, une véritable horreur. Mais le regard de l'artiste sait transfigurer la réalité, transcender les bas-fonds médiévaux en une œuvre incandescence, irradiante, une véritable apothéose.
Ainsi, les scènes sublissimes se multiplient. S'il fallait n'en retenir que deux, il y a une magnifiques crucifixion dans la troisième partie. Et, surtout et avant tout, il y a la longue scène de la cloche. L'apothéose du film, au sens propre comme au figuré. Une des plus belles scènes qu'il m'ait été donné de voir à ce jour. Une scène qui va permettre de libérer les forces créatrices de Roublev en lui montrant comment on peut parvenir à élever les hommes.
Car c'est cela qui importe, finalement : employer l'art pour permettre de rejoindre Dieu, pour les élever. A l'inverse des inventions techniques que l'on voit dans le prologue, qui toutes retombent à la surface avec brutalité, l'art peut amener l'homme à s'élever durablement vers Dieu.
Mais pour cela, il faut que l'artiste se débarrasse de tout ce qui peut empêcher la pratique d'un art religieux : ambition personnelle, attrait pour l'argent, peur, colère, etc.

Esthétiquement, le film est une splendeur de chaque instant. Tourné en noir et blanc (sauf les quelques images finales, et le passage à la couleur est sûrement symbolique d'un artiste enfin parvenu à sa maturité absolue), avec beaucoup de plans séquences, Andréi Roublev ménage de nombreuses scènes contemplatives d'une beauté rare. Contrairement à d'autres cinéastes, Tarkovski maîtrise à la perfection le rythme de son film : suffisamment lent pour permettre une méditation poétique et pas assez lent pour ennuyer. Le rythme idéal pour inciter les spectateurs non seulement à la réflexion, mais aussi aux émotions diverses. Car le cinéma de Tarkovski n'est pas un cinéma intellectuel : le réalisateur s'adresse d'abord et avant tout à nos sens, à nos émotions. Parfois, trop obnubilés par la recherche d'une signification ou d'une symbolique, nous en oublions de simplement savourer ses images et les impressions qu'elles font naître en nous. Les films de Tarkovski sont de véritables poèmes sur pellicule. Il suffit de se laisser guider pour que tout passe à merveille.
Passer du visible à l'invisible.
A ma connaissance, jamais un cinéaste n'a accompli cet exploit aussi bien que Tarkovski. Il est, en cela, l’équivalent au cinéma de Bach en musique. Un génie. LE génie.

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le 7 déc. 2013

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SanFelice

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