La vie se vautre d’être vaincue, sans amour…

On connait désormais l’aptitude d'Andrey Zvyagintsev à dresser un portait à charge de sa Russie natale : après Helena et ses ambitions sociales, Léviathan et son pessimisme généralisé, Faute d’amour propose une nouvelle déclinaison sur les mêmes thématiques.


Le titre est éloquent : le cinéaste va s’interroger sur la place d’un enfant au sein d’une cellule familiale déchirée par un divorce imminent, et dans lequel il prend conscience que personne ne souhaite sa garde. Ce terrible constat occasionne, peut-être, sa disparition peu après : fugue ? accident ? kidnapping ? Tout est possible dans ce monde glacial.


Le spectateur prendra conscience à rebours que le fils avait disparu du cadre bien avant son absence effective, supplanté par des parents obnubilés par leurs propres désirs. La Russie apparat ici comme un monde tiraillé entre plusieurs contradictions : celle de la modernité (les portables, à qui l’on demande la signification de ses rêves, les tablettes, les télévisions omniprésentes qui annoncent la fin du monde selon le calendrier Maya) et d’une certaine forme de tradition qui confine à la tragédie : le désamour se perpétue ainsi de générations en générations, comme en atteste l’éprouvante visite à la grand-mère, et l’entreprise du père exige de celui-ci qu’il soit marié et en représentation familiale pour les fêtes de fin d’année.


Deux individus égoïstes comme deux figures d’un pays dénué de toute repère, lancé à conscience perdue dans une mondialisation forcément insatisfaisante : il suffit de voir la manière dont le cinéaste ausculte les nouveaux couples qu’ils forment chacun de leur côté : le sexe est bien là, souvent explicite, voire cathartique face aux illusions d’un renouveau, et à des alliances qui semblent davantage dues à l’élévation sociale qu’à la fusion amoureuse. La vanité, le règne de l’apparence, l’incapacité à réellement parler : autant d’élément qui donnent à voir un lavage de cerveau général et apparemment consenti par tous les individus. La pratique du selfie (assez redondante et un peu trop démonstrative) en est l’une des clés de voûte.


Comment, dès lors, apprécier un tel film, un constat aussi glaçant et dénué de tout espoir ? En substituant au discours ambiant une mise en scène, un regard doté d’une telle force qu’il permet de faire surgir l’empathie qui fait défaut aux personnages.


Faute d’amour est d’une maîtrise rare, de sa durée, totalement justifiée, où chaque plan trouve sa place, à sa science du cadre, en passant par la lenteur de ses mouvements. Car la destinée des êtres médiocres se place sur un terrain plus large, celui d’espaces vastes, bétonnés et froids qui achèvent puissamment la démonstration. De cette rive dénudée du premier plan dans laquelle joue un ruban de chantier, aux battues par les bénévoles pour retrouver l’enfant, les lieux sont aussi éloquents que silencieux. Les cellules des appartements, noyaux névrotiques du désamour familial, se répercutent ainsi à l’infini dans l’arpentement de tours entières, de cages d’escaliers à perte de vue éclairées dans la nuit dénuée d’étoile d’un hiver qui ne semble jamais vouloir finir.


Rarement on aura autant ressenti le froid, la perdition et le désespoir, jusqu’à ce sommet lors de l’exploration d’un bâtiment désaffecté qui semble symboliser la nation russe toute entière. Béton lépreux, escaliers décatis, sous-sols obscurs, eau ruisselante : on se croirait revenus aux plus belles séquences du Stalker de Tarkovski.


Le coup de grâce de ce récit glaçant est de diluer sa catharsis : pas de résolution, pas de retrouvaille. Un retour à la normale, d’une certaine façon, pour ces parents qui refont leur vie, par un épilogue sur un tapis roulant de fitness en tout point éloquent, synthèse sans appel d’un rapport à la vie mécanique et dénué de toute réflexion, avant un plan final qui revient à la rive initiale, hurlant avec lenteur l’absence d’un enfant comme celle de l’espoir pour une nation tout aussi perdue.


Maîtrisé à la perfection, bouleversant et fascinant, Faute d’amour est un long coup de poing dans le ventre, et méritait la plus haute distinction du Festival de Cannes 2017.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 20 sept. 2017

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