La promesse d'Idiocracy est énorme, l'application un peu décevante. C'est avant tout une pantalonnade polémique, avec du génie vu de loin et selon les grandes lignes, puis seulement un certain panache dans le potache et le blâme trivial vu de près. Une fois posé le concept, il y a peu de progrès et même de possibles fautes logiques : comment une partie de la technologie a-t-elle pu aussi bien se maintenir et pourquoi arrive-t-on encore à la manipuler ? S'il n'y a pas d'erreur, il y a toujours des champs délaissés ; d'ailleurs, le cadre ne dépasse jamais celui des États-Unis réduits à une ville, le reste du monde (et de la nation) est inexistant – sans doute car sorti des consciences – et c'est bien là où le film pèche, en étant finalement complaisant autant avec son postulat critique qu'avec cette vision d'une humanité dégénérée. Et celle-ci est assez forte pour assurer la gloire du film, le budget modeste et une probable pingrerie aidant même à son accomplissement.
La société de 2505 est régie par un ordre capitaliste dégradé, apparemment post-apocalyptique et pourtant toujours en continuité avec les réalités du tournant du XXIe. C'est une Humanité qui s'est oubliée, où l'anti-intellectualisme, l'irresponsabilité et le despotisme non-éclairés ont gagnés. Ce dernier en est venu à se dissoudre, comme le reste, c'est-à-dire comme ses ressources matérielles, humaines, culturelles et spirituelles (dans l'ordre de dégradation). Même les vêtements ordinaires sont souvent recouverts par des logos, les sponsors et l'incontinence émotionnelle dominent chaque parcelle de l'espace public, l'espace privé est un dépotoire où les individus n'ont rien à vivre ou lâcher de plus qu'ailleurs étant donné la déliquescence générale – simplement, on est le maître de la télécommande et de son manger.
Les auteurs ont pensé à de nombreux détails plus ou moins manifestes (une cuvette est incorporée au siège personnel de Frito). Ils évitent toutefois les extrémités qui scelleraient l'animalité délirante de ces troupes – pas de scatophilie, nudité limitée, copulations en public peut-être hors-champ mais en tout cas absentes ; bref il reste de la pudeur, tout comme il reste un semblant d'hôpital, de gouvernement, d'industrie, de justice. Les gens de 2505 sont donc comme des adolescents fougueux, fiers et sûrs d'eux, condamnés à s'enfoncer à défaut de modèles alternatifs, assistés dans leur débilité par les résidus de la civilisation, les ordonnances et la technologie autrefois mises en place ; l'ordinateur a avalé les cerveaux au lieu de libérer de la place pour son épanouissement.
Les obsolescences (et notamment celle de l'Homme) ne sont cependant pas à l'ordre du jour, ces thèmes sont sans doute trop risqués ; les auteurs préfèrent animer cette ignoble simulation et le font avec talent (peut-être sont-ils juste assez malins et grossiers à la fois pour être aussi à l'aise et récupérables ; après tout Etan Cohen est au scénario et lui aussi n'est pas responsable de films lumineux (ce n'est pas un drame, on aime Dumb & Dumber pour leur connerie). Globalement Idiocracy est une comédie grinçante, souvent jubilatoire, discrètement mais puissamment glauque aussi. Que les savoirs élémentaires, l'autonomie, la capacité d'inhibition s'évaporent, peut déjà se concevoir à notre époque et pire, peut se concevoir de manière plus transversale – pourquoi l'Histoire suivrait-elle une courbe en cloche, pourquoi le développement serait-il uniforme ? Le cynisme crétin, l'ingratitude, la passion de l'abrutissement heureux n'attendent pas la décadence pour imprégner les masses et castrer l'émancipation des enfants.
Avec ce film il y a donc matière à 'culte' et après une sortie compliquée, il a fatalement émergé, dans une modalité autrement vulgaire que l'habituelle (Star Wars ou Indiana Jones sont 'cultes' au sens 'éclaireurs de la pop culture'). Il le doit davantage à son principe qu'à son contenu, cette idée d'engloutissement par la stupidité plaisant ou 'parlant' à beaucoup de monde. Idiocracy est donc remonté dans les années 2010 pour illustrer des éditos ou cris du cœur, jusqu'à connaître un boom mainstream pendant l'ascension de Trump en 2016. Les misanthropes communautaires et autres narcisses mondains se sont sentis spirituels, le réalisateur (Mike Judge, créateur de Beavis and Butt-Head et d'Office Space) lui-même a déclaré être pris de court.
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