"Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue."
Après l’été de ses dix-sept ans où Isabelle perd sa virginité sans passion, considérant que « C’est fait », l’automne débouche directement sur une passe. Pas de transition, pas d’explication, pas de pente glissante : tel est, comme souvent, l’univers d’Ozon. A nous de composer avec cette rupture brutale, cette initiation tarifée à la sexualité et au monde des adultes.
Jeune et jolie n’est pas vraiment l’histoire d’un secret : celui-ci sera éventé à la moitié du film ; c’est davantage l’histoire d’une confrontation au mystère : d’une jeune fille, d’une attitude, d’un milieu, peut-être. La cellule d’origine, celle de la famille qu’a si souvent explorée le cinéaste, est ainsi un noyau de cachotterie : masturbation, possible adultère… Derrière chaque porte, l’intimité se libère, dans les soupirs et sous les couvertures, la plupart du temps vue par un autre, à la fois complice et de trop. Pas de manichéisme, donc, mais un principe somme toute très simple : une petite bombe dans une petite famille. Pas de circonstances atténuantes, pas de mobile, pas d’explication de l’intéressée. Et l’entourage de se déliter à son contact, s’écharpant à cette beauté aussi glaciale que sensuelle, qu’on pourrait qualifier de vicieuse, comme le tente la mère, mais qui semble surtout tenter de définir sa place.
De la famille, il ne restera pas grand-chose. Isabelle ne la comprend plus vraiment : elle confond la fille d’un de ses clients avec une autre escort, et pense devoir se déshabiller devant sa veuve. Tout cela, à l’image de l’amour, est bien opaque à ses yeux : comment ne pas comprendre qu’elle soit elle-même incomprise des autres ?
Et si Isabelle jouait ? C’est une des hypothèses proposées par le film : elle se déguise, se vieillit, business woman dans les grands hôtels, où personne n’est dupe. Lorsqu’elle donne son nom à un de ses clients, celui-ci lui répond « Très bon choix ». Cette clarté du contrat, par le biais de l’argent, permet subitement une lisibilité peut-être rassurante. Le traitement à proprement parler de la relation sexuelle est en cela assez trouble : Isabelle fait le job, apparemment bien. La seule véritable humiliation qu’elle subit n’est pas physique : le client qui exige d’elle qu’elle soit naturelle la considère comme un objet, qu’il ne touchera pas, et la sous paiera en la menaçant de prévenir ses parents. En conséquence de quoi Isabelle augmente ses tarifs pour les suivants. Rapidement esquissée, la vacuité d’une génération connectée réussit là où Springbreakers et The Bling Ring échouaient : oui, tout se banalise, oui, l’adulte est démuni : mais subsiste ici ce mystère impalpable qui n’est pas assimilable à une génération ou une époque, mais bien à l’opacité humaine – et qui plus est, ici, féminine. La façon dont Isabelle traverse la fête des jeunes de son âge est en cela symptomatique : statue sublime, marmoréenne, elle croise sa génération se vautrant dans la coke, la gerbe et le triolisme. Elle, forte de son histoire, marquée (quand certains diront souillée), est déjà quelqu’un, un être attachant bien qu’inaccessible, là où se déploie autour d’elle une paresseuse hystérie collective. Est-il nécessaire, à ce stade la critique, de préciser que la comédienne Martina Vacth est époustouflante ?
Le jeu n’est bien entendu que celui du pouvoir. De l’argent, elle ne fait rien. L’intérêt est dans la transaction. Mais quand celles-ci s’achèvent, l’argent est ce qui en reste : elle y tient. D’où l’intelligence du psy à accepter qu’elle paie ses séances avec celui-ci.
La deuxième partie du film consistera donc en une tentative de retour à une vie « normale » et au plaquage d’un discours rationnel sur ses actes incompréhensibles. L’intelligence du récit sera, d’une part de ne pas proposer de véritable explication, mais surtout de faire de cet indicible un nouveau vecteur de pouvoir chez Isabelle : face à sa mère, à son beau-père, au psy et dans une autre mesure à un petit ami conventionnel. Je vous échappe, ne cesse-t-elle de clamer silencieusement, mais avec sincérité, parce qu’elle ne peut elle-même tout appauvrir par les mots. Si les tentatives de placer Rimbaud et Laclos peuvent être considérées comme maladroites (comme les chansons de Françoise Hardy, un peu trop explicites), c’est bien l’opacité qui demeure.
L’échange final et l’intervention de thanatos dans cet éros clivé est donc d’autant plus riche et ambigu. Loin d’être un châtiment tragique, il permet l’irruption du sentiment : l’initiation véritable d’Isabelle semble être celle du deuil, permettant un retour à la jeunesse qui est la sienne, et qui lui tend ses bras fragiles, au réveil, vers un nouveau cycle des saisons.
(En titre, citation de Baudelaire, "A une passante", Les Fleurs du Mal, 1857)