L’autre grand film culte de Tarantino, après Pulp Fiction, ne l’est pas du tout pour les mêmes raisons. Alors qu’il avait explosé à Cannes en 1994 par la maestria de son récit et de ses dialogues, c’est sur le terrain de l’image que le cinéaste conquit désormais la planète. Le cuir jaune, les gerbes de sang, le sabre : une icône se forge et marque l’histoire du 7ème art.
Tout le premier volume de Kill Bill est marqué par cette ambition : imprimer la rétine. Dès la première séquence, les couleurs saturées restituent la maison de banlieue, écrin de la wannabe housewife, des jouets dans le jardin à la pelouse trop vive, du yellow bus aux céréales explosées dans une cuisine capturée dans une plongée mémorable. Du Pussy Wagon aux confins de l’Asie, toute la palette sera exploitée, partition sanglante d’une virtuosité perverse, de l’animation au noir et blanc en passant par la nuit enneigée.
Tarantino sait néanmoins que l’image sera d’autant plus marquante qu’elle accompagnera un véritable personnage. Créer celle qui n’aura pas droit, pour ce premier volet, à un nom, est une entreprise violente. La femme est une victime, qui condense dans ses premières apparitions toutes sa singularité : une mariée, enceinte, une proie au viol à répétition, puis, chez les autres, une housewife ou une infirmière : de cette galerie de clichés, dûment exploités par l’industrie hollywoodienne, Tarantino fait le levain duquel surgiront les tueuses redoutables.
Une fois posé cette condition à l’émancipation, le premier volet opte pour une autre règle : frapper d’abord, parler ensuite. Kill Bill, qui porte pour le moment mal son nom, est un film qui accroît le féminisme déjà bien présent dans Jackie Brown : un règlement de comptes entre femmes, à la tête du talent et du pouvoir. Portraits jubilatoires (avec une mention particulière pour celui d’O-Ren Ishii) dans une galerie imparable, de la jeune psychopathe à la blonde vénéneuse, de la black athlétique à la chef de clan.
Une fois les instruments accordés, Tarantino peut lancer la symphonie : à grand renfort de plans-séquence et de dilatation du temps, de chorégraphies baroques et pléthore de candidats au démembrement. Kill Bill est un mouvement pur et cathartique. Pour parfaire sa geste et l’inscrire au registre des films d’anthologie, le cinéaste opère le syncrétisme parfait, dont on le sait coutumier depuis longtemps, en cinéphile averti, mais qui prend ici une dimension nouvelle.
La seule pause qu’il ménage véritablement dans son récit est celle de l’échange avec Hattori Hanzo, approfondissement du mythe, inscription dans la tradition du chanbara et annonce de ce qui sera approfondi dans le second volet ; c’est aussi la seule intervention d’un personnage masculin positif. Sur cette tradition, Tarantino greffe un mélange des genres unique, un maelström d’influences, du hip-hop au sabre, des ombres chinoises à l’anime. Pour parfaire l’alchimie, le recours à un ingrédient qu’il a toujours maitrisé prend lui aussi une ampleur inédite : la musique devient en effet un protagoniste à part entière. Des titres de RZA à un combat on ne peut plus asiatique (neige, kimono, bruit de l’eau sur le bois d’une fontaine…) accompagné d’un flamenco rock… Le plus improbable se pare de la patte du mythe.
Tradition et rupture : le cinéaste sait ici combiner à la perfection sa cinéphilie, son désir de distraire et les méthodes désormais rodées pour le faire : structure non chronologique, images fortes et pop culture.
La mariée était en sang : il lui reste désormais à véritablement prendre la parole. Wait & see…
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