Abel Ferrara est connu pour Bad Lieutenant et The King of New York, des œuvres expiatoires où le cinéaste né dans le Bronx invite dans une Amérique urbaine rongée par la violence et enivrée par les vapeurs des instincts gras et du laisser-aller. Ces tableaux chaotiques sont néanmoins illuminés par une volonté de quelques personnages de se soustraire au marasme, en arrachant le tableau pour y plaquer la vision d'un monde meilleur, généralement en restaurant une harmonie brimée par de sales dégénérescences. L'auteur a d'abord gagné sa vie grâce à des films amateurs ou pornographiques dont le plus fameux est Nine Lives of a wet pussy ; il se fait connaître avec son uppercut Driller Killer. Ce thriller attire l'attention de William Friedkin (L'Exorciste) qui lui octroie alors un budget relativement ample, afin de tourner son second film.


L'Ange de la Vengeance est la matrice originelle de l’œuvre de Ferrara, portant tous ses thèmes de prédilection et affichant ses convictions sur l'essence des hommes et les besoins de la société. C'est aussi un rape-and-revenge, c'est-à-dire un film où la victime d'un viol pourchasse les forfaiteurs et parfois, jusqu'à leurs équivalents sociaux. Le personnage de l’œuvre de Ferrara s'inscrit dans cette démarche, puisqu'il s'en prend à ceux qui appartiennent à la caste des criminels subis : il s'agit ici des hommes de façon générale. Ou plutôt, des hommes que fourni cette anomie sociétale. L'Ange de la Vengeance n'est pas un film féministe ; ce qu'il combat et consacre toutes ses forces à mettre à terre, c'est un ordre du monde superficiel où la liberté n'appartient qu'aux plus destructeurs.


Ainsi tout démarre sur un tableau exorbité quand à la violence de rue, où abondent les rafales de garçons trop lourds, accueillant en cortège notre héroïne et ses amies, à la sortie du travail comme dans chacune des sorties même les plus anodines dans sa banlieue new-yorkaise. Cette exagération du trait a moins une valeur de compte-rendu des faits que celle d'un rapport organique à l'état psychique du personnage. Ferrara nous glisse dans le quotidien d'une jeune fille muette abîmée en permanence par la sauvagerie des hommes, au point de ne connaître du Monde que sa violence. C'est une fille noyée dans l'arrière-monde parmi la masse, où il n'y a pas suffisamment de protecteurs ; dans ce monde l'autorité du père s'est évaporée et s'y substitue une foultitude de jeunes hommes la prenant en otage de leurs pulsions intempestives. La perception est plus globalisante puisque les hommes de cette ville sont tous des monstres tentaculaires ou des non-achevés (sans tuteur ni morale). Les femmes n'existent que dans leur ombre ou pour singer soit leur rôle présumé, soit celui de ces compagnons.


Dans cette cité cauchemardesque et déliquescence, pour la jeune fille assaillie par cette obscénité, cette réalité anxiogène avec ses rustauds en roue-libre, le meurtre n'est qu'une réponse active à cette agression permanente, à cette brutalité manifeste, à ces brises d'existence sans honneur et sans inhibition. D'ailleurs son premier meurtre n'est qu'une défense à une attaque physique ; c'est lui qui, en poussant l'horreur, en la matérialisant au plus premier des degrés, engendre un retour salvateur des instincts. Et les instincts n'ont qu'une seule morale, la plus saine : défendre son intégrité, collaborer à une société plus aimable, refuser et abattre les prédateurs dont l'essence est vouée au pourrissement de l'environnement, au quotidien puis finalement à la chaire, après avoir dissous tous les espoirs et s'être joué du potentiel et de la générosité des individus qui n'avaient pas encore été assimilés ou avertis de cet ascendant du médiocre et du malsain.


Pour détruire ses ennemis, elle feint alors d'accepter la règle du jeu. Il ne s'agit plus de subir, mais de s'investir pour punir les bourreaux. Devenue une tentatrice vénéneuse, elle va à la recherche de ses exploiteurs et tortionnaires potentiels, sans plus attendre de les subir ; c'est ainsi qu'elle entame la spirale infernale de la revanche, en devenant une missionnaire aveugle, dont le délire est un retour de bâton. La séquence du bal où Thana déguisée en religieuse décime les invités est le paroxysme de sa juste révolte en même temps que la démonstration de son jugement perverti. Si son geste met fin à la mascarade, trouble la laideur d'un système et a pour intention viscérale de réparer le Monde, c'est aussi l'accomplissement d'une dérive. C'est le moment où descendant dans la fosse, elle chute parmi les veaux corrompus par le vice, car pour imposer la concrétisation d'une foi arbitraire au détriment de ce festival de gargouilles dégueulasses, il faut se sacrifier tout en surpassant ses adversaires en essentielle mesquinerie. Il s'agit de contaminer à son tour le réel par un grotesque plus achevé, plus intégral, plus déterminé et surtout, habité par une perception et une foi dans un ordre transcendant autant son individualité, plus libre lorsqu'enrichie d'une vocation, que la société des hommes, ici en pleine confusion et parodiée par des acteurs ne prenant plus au sérieux que leur propre inconsistance.


Entre naturalisme absolu et théâtralité suffocante, L'Ange de la Vengeance fait parfaitement état autant d'une condition mentale que de la misère teigneuse d'une société purulente ayant englouti toute la beauté du monde. Brillant et courageux sur le fond, il est également admirable sur la forme puisqu'arborant une mise en scène très particulière, elle-même dérangeante. L'originalité tient aussi aux stricts choix techniques car rarement l'usage des ralentis fut au cinéma au service de sensations de vertige si puissantes. Tout dans L'Ange de la Vengeance est impliquant, sur le plan spirituel, sur le terrain des valeurs, sur celui de la conception de l'ordre et des impératifs sociaux, dans la dimension physique la plus immédiate.


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le 9 sept. 2013

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