Les films de Gilliam, même les meilleurs ou les plus remplis, sont parfois saoulants et pire, ennuyeux : c’est le cas en particulier de Brazil. Tant de profusion et d’invention, ne trouvant pas de fil conducteur, ni ancrage ni destination. L’armée des douze singes balaie tous ces vices de forme et jouit d’un caractère fort et cohérent. Officiellement inspiré de La Jetée de Chris Marker, il utilise en fait les gimmicks de son scénario pour les relier au mythe de Cassandre et les injecter dans un univers inédit. Gilliam y laisse exulter son imagination tout en acceptant la supervision d’une rationalité qu’il délaisse habituellement. Son génie coordonné, sa créativité flattée par des décors grandioses (et une esthétique croisant baroque et expressionnisme réinventé), il réalise alors son chef-d’oeuvre.


À la première vision, c’est éblouissant. La séance était trop prodigieuse, on sent qu’on a pas tout cerné. Il y a aussi un doute léger : après tout, il y a tant de rebondissements, tant d’idées, peut-être s’est-on comme Gilliam laissé berné par son inspiration. Lorsqu’on revoie L’armée des 12 singes, il est toujours aussi épatant, sinon plus : la surprise consommée, on approche le film de façon plus discriminatoire et cela dope l’attention. En étant conscient des grandes lignes de la carte, on constate la cohésion parfaite et l’intelligence vivace du système crée par Gilliam. Le cinéaste des narrations explosives met toute son énergie et même son hystérie au service d’un récit réfléchi.


Effectivement, L’armée des douze singes est bien un divertissement énorme et cette dimension seule pourrait suffire ; elle peut aussi nous flouer. Mais il n’est pas synchrone avec les blockbusters même les plus excentriques. Ce film a un côté adolescent, égal à cette espèce d’euphorie de découvreur ou d’inventeur exalté par son sujet. L’architecte pourrait être immature mais son œuvre le dépasse et il la dirige dans un état de toute-puissance, avec une capacité de synthèse extraordinaire. Pertinence et show pur, maîtrise et spontanéité triomphante, simplicité et complexité s’associent avec bonheur et Gilliam délivre ainsi un nouveau monument de la SF, d’une jeunesse intarissable.


L’éventualité d’un délire psychotique demeure, d’une paranoïa hautement structurée. James Cole (Bruce Willis dont la mélancolie badass exulte) aura lui-même ce doute et y trouvera finalement un certain réconfort : n’importe quel individu pourvu d’une conscience préférerait être dans l’erreur que de savoir qu’un fragment de l’univers aussi conséquent que sa planète est en péril. Cette ambiguïté demeure dans la mise en scène, car Gilliam arrive à jongler entre les niveaux et les faire fusionner, sans corrompre la ligne dominante. On peut donc vivre L’armée des douze singes comme une espèce d’ego-trip ou de thriller baroque, apparence constitutive de sa nature.


Quelque soit la façon dont on l’aborde, L’armée des douze singes demeure une prophétie de malheur pour notre monde et une remise en question des capacités de l’Humanité à contrôler son destin ; de plus, l’éventualité d’une croissance infinie, sans être niée catégoriquement, apparaît tributaire du triomphe de bien des maux. Le progrès technique n’est pas nécessairement suivi par des progrès moraux ; les corporations de sorciers aspirant à créer un ordre parfait ne font que réprimer ou instrumentaliser la nature humaine et ses troubles. La science n’arrive pas à déboucher sur ce monde amélioré et n’est finalement qu’une extension de la pulsion auto-destructrice de notre Humanité.


Le seul réconfort viendrait alors des aventures individuelles, mais celles-ci seront nécessairement étriquées dans une société-monde oppressive bien qu’incapable de se sauver elle-même. Avant la menace biologique, il y a des fêlures plus profondes ; et le nihilisme qui se répand chez les hommes prépare l’apocalypse (Cole et la scientifique sont sujets à ce dégoût) ; constater le déclin le nourrit encore, mais le dénier n’y changerait rien. Il n’y a pas de destin obscur, mais l’inéluctabilité de lois rationnelles et universelles, sur lesquelles les Hommes tachent d’avoir une emprise, en vain. Dans cette perspective, les Hommes sont donc voués à décorer et accompagner une Histoire dont ils sont les acteurs mais surtout les otages.


https://zogarok.wordpress.com/2015/06/09/larmee-des-douze-singes/

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le 9 févr. 2015

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