La Chair et le Sang reste, trente ans après sa sortie, un film hautement singulier et représentatif, tant de son époque que de son auteur, grand objet criard et furieux.
Son époque, d’abord, transpire par tous les pores de cette grosse production, nous conviant à une reconstitution médiévale européenne d’ampleur où les personnages principaux se nomment notamment Steven et portent avec fierté des coupes mulet d’anthologie, où les éclairs sont dessinés à la main et le syncrétisme historique pour le moins improbable, des canons napoléoniens aux machines de guerres fantasques. Mais passons ce qui n’est finalement qu’un détail dans les intentions générales, le film ne se présentant nullement comme un témoignage historique ou réaliste.
Paul Verhoeven aux commandes d’un film historique, c’est d’emblée l’assurance d’un regard sans concession. On l’avait déjà constaté dans Katie Tippel, il s’agit de poursuivre une réflexion qui traverse l’ensemble de sa filmographie, liée notamment à l’exercice du pouvoir par l’instinct primal du sexe : comment les hommes en abusent par la force, comment les femmes en jouent par l’intelligence. La Chair et le Sang en fait sa ligne directrice : dans une symphonie brutale de stupre, de meurtres et de peste, au milieu du chaos des pillages, de soudards et de fanatiques, une destinée féminine tente d’ébaucher un parcours. Agnes, interprétée une Jennifer Jason Leigh de 22 ans, apprend du monde la violence et la fait sienne pour survivre. Avec ce mélange des tonalités si cher à Verhoeven, le film oscille entre la répulsion et l’émotion : Agnes exige de sa servante qu’elle s’accouple à un soldat pour s’initier à l’amour, obtient son premier baiser à l’ombre de pendus et dessine une destinée pour le moins littéraire d’un amour immortel tout en acceptant les pires outrages que lui réserve son enlèvement par Martin, un Rugter Hauer inquiétant pour sa dernière collaboration avec le maître hollandais. Refusant le manichéisme, comme à son habitude, il précipite ses personnages dans le viol et la démence, l’avidité et des banquets grotesques qui convoquent autant Rabelais que les peintres flamands dans une débauche colorée de costumes chatoyants, de lumière aux bougies, de sperme, de larme, de sang et de sécrétions buboniques.
Dans cette guerre civile permanente, tous les fanatismes sont exacerbés : celui de la possession matérielle, du sexe, mais aussi, évidemment, de la religion. En faisant de Martin une sorte de Saint qui pillerait pour mieux partager ses richesses, la troupe illustre l’asservissement mensonger des foules et les justifications des pires outrages, que seule la peste et ses ravages semble pouvoir annihiler dans la douleur. Désespéré, ce film est peut-être celui où Verhoeven porte au plus haut degré l’impossible identification aux personnages, versatiles, violents, sensibles, tour à tour condamnables et à plaindre : de ce monde, aucune leçon ne semble pouvoir surgir. Ecartelés entre les élans de leur corps et ceux de leur conscience, pour la religion, l’amour ou la science, les êtres tentent d’avancer dans un monde en mutation, que Verhoeven appauvrit volontairement par un regard pessimiste : les hommes sont avant tout des corps qui suintent, et qui ne déploient peut-être leur beauté que sous les coups de boutoir du viol ou l’empalement des armes. Vierges souillées, Saint Sebastien dans les flammes purificatrices : telles semblent être les origines de l’homme civilisé européen.
Film de transition avec sa période hollywoodienne, La Chair et le Sang annonce, malgré le grand écart à venir, ce qui va suivre : la chair et le métal d’un futur dystopique, celui de Robocop.


(7.5/10)


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Sergent_Pepper
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le 18 sept. 2015

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