Par un après midi d’hiver caniculaire, à Los Angeles, un embouteillage monstre empêche toute circulation sur une autoroute. Une femme commence à chanter, puis sort de la voiture, avant d’être rejointe par tous les gens, en une chorégraphie captée en un plan séquence virtuose de 6 ou 7 minutes, où la caméra virevolte entre chaque voiture, s’élevant, tourbillonnant, sur une chanson entraînante donnant immédiatement la pêche. La photographie est colorée, et l’on se prépare déjà pour un feu d’artifice de 2h, hommage flamboyant aux comédies musicales classiques, hollywoodiennes ou de chez nous, Jacques Demy n’étant évidemment pas loin. Et pourtant, cette géniale entrée en matière peut laisser craindre un film un peu étouffé par sa perfection calculée, empêchant toute émotion d’affleurer. On sera vite rassuré, Damien Chazelle, jeune réalisateur de 32 ans, derrière le prodigieux Whiplash, n’est pas du genre à concevoir un film en pensant uniquement aux Oscars, et la campagne promotionnelle aura, pour une fois, évité de trop en dévoiler.
Bien sûr, on sent immédiatement la passion du metteur en scène pour les classiques du genre, et le film aurait pu facilement tomber dans l’hommage fétichiste aux classiques du genre, brillant mais sans âme. Pourtant, passée cette introduction réjouissante, il s’agira de nous attacher à ses deux protagonistes principaux, sans quoi le procédé trouverait très vite ses limites. Et le spectateur a de quoi être très rapidement rassuré, tant la caractérisation se fait facilement, nous donnant l’illusion que l’on connaît les personnages depuis toujours. Il y a une évidence ici qui nous fait espérer le meilleur, et le meilleur viendra, pour notre plus grand plaisir. Il est toujours délicat de parler d’un film et de tenter de faire comprendre à quel point celui-ci nous a touchés, sans en déflorer les éléments principaux. Pourtant, il y a ici un tel talent à nous emporter dans un tourbillon romanesque, que les mots viennent facilement, et qu’il est même difficile de remettre de l’ordre dans nos idées, tant le film charrie d’émotions contradictoires, parfois au sein d’une même séquence. On passe d’une chorégraphie colorée laissant penser que l’on va voir un pur feel good movie, à un romantisme que les cyniques ne manqueront pas de qualifier de désuet, et qui pourtant, par son absence, justement, de cynisme, ou de toute dérive de guimauve, nous réchauffe le cœur au point d’atteindre de véritables moments d’extase, purs instants suspendus, durant lesquels plus rien n’existe autour de nous. Mais là encore, on n’est pas préparés au tournant que va prendre le scénario, plongeant dans un spleen mélancolique prenant totalement par surprise. Car, s’il paraît dans un premier temps intemporel, l’action pouvant être déplacée à n’importe quelle période, on comprend vite que le fait qu’elle se situe à notre époque, n’est pas gratuit, les enjeux principaux étant particulièrement contemporains. Les personnages sont des rêveurs, mais la vie se chargera plus d’une fois de leur prouver que l’on n’atteint pas nos rêves sans passer par un véritable parcours du combattant. Elle, courant les castings dans l’espoir fou de devenir actrice, lui rêvant d’ouvrir son club de jazz, mais trop puriste pour son époque. Les chansons traduisent parfaitement leurs états d’âme, les paroles étant bien entendu importantes. Les fans de comédies musicales pures seront peut-être déçus, le film n’étant pas un enchaînement de numéros, et si les chansons ne sont pas forcément inoubliables dans leurs mélodies, leur simplicité et la sincérité des comédiens provoquent des moments bouleversants, justement parce qu’elles savent éviter les lieux communs.
Il est difficile de parler de ce film sans évoquer la mise en scène de Damien Chazelle, ce dernier ayant encore franchi un cap depuis le pourtant impressionnant Whiplash. Les premières minutes ne sont que grands mouvements de caméra d’une virtuosité époustouflante, plans séquences, et morceaux de bravoure. Si les ronchons pesteront en affirmant qu’il ne s’agit là que de pure frime, l’exaltation qu’elles procurent est totale. Mais loin de se conforter dans le moindre système, le réalisateur adapte sa mise en scène à son histoire, se faisant beaucoup plus intimiste au fur et à mesure de son déroulement, ce qui n’enlève rien à se beauté et à ses fulgurances. On le sent particulièrement fasciné par sa comédienne, et on le comprend. Jamais Emma Stone n’aura été à ce point sublimée, et les gros plans sur son visage ne font que renforcer son jeu d’une intelligence hors normes. Jamais dans l’excès, elle traduit avec une justesse hallucinante toutes les émotions du monde. Chacun de ses sourires mutins nous tue littéralement sur place, idem lorsqu’elle exprime la tristesse, la profondeur de son jeu nous dévaste, jusqu’à son ultime plan dont j’aurais du mal à me remettre. Son partenaire n’est pas en reste. Si Ryan Gosling est un comédien inégal, il n’est jamais meilleur que lorsqu’il laisse s’exprimer la tendresse et l’humanité qu’il avait si bien su transmettre dans le sublime Blue Valentine, par exemple. Leur duo, que l’on savait déjà très bien assorti, se surpasse ici au point de nous faire regretter, grands romantiques que nous sommes, qu’ils ne soient pas véritablement en couple dans la vie, tant celui-ci respire l’authenticité au cinéma.
L’intelligence de l’approche de Damien Chazelle impose le respect, chaque option de mise en scène étant adaptée à ce qu’il désire transmettre comme émotion, et l’on retrouve ce plaisir devenu si rare de passer par tous les stades possibles de sentiments en 2 heures éblouissantes, d’une richesse et d’une beauté plaçant d’emblée le film comme un sérieux challenger au titre de sommet cinématographique de l’année.