Après avoir livré un pionnier SF très artisanal (The X-Rays en 1897) puis utilisé l'incrustation en mode split-screen tout en introduisant le père Noël au cinéma (Santa Claus en 1898), George A.Smith réalise des exploits plus conséquents. En 1900, il présente le plan subjectif, le révélant dans As Seen through a telescope et l'étendant dans Grandma Reading Glass (1900). Un an plus tôt, il contribue à révolutionner le cinéma en fournissant à The Kiss in the Tunnel (novembre 1899) un montage sophistiqué, par opposition à la mise bout à bout de séquences diverses qui est alors l'alternative au plan-séquence fixe.
Trois séquences distinctes sont enchaînées, la seconde avec une perspective décalée (intérieur d'une cabine versus extérieur du train). La première et la dernière sont prise par l'avant du train sans que ce point de vue ne soit directement en lien avec la vue du milieu, ni avec la vue des personnages (ce n'est donc pas encore un 'plan subjectif', ce terme étant utilisé pour les individus situés dans le film). Ces vues depuis l'avant du train, ne semblant appartenir et n'encadrant aucun acteur, relèvent des 'phantom shot' (ou 'phantom ride'). Avec ce point de vue et cette alternance, The Kiss exclue toute attache au monde du théâtre, s'écartant notamment des stakhanovistes les plus influents de l'époque : Méliès et les Lumière (dans les premiers temps, la production française domine en nombre de créations et en diffusions).
Il s'éloigne également de la forme 'sous-documentariste' habituelle, puisque la seconde séquence n'est pas réaliste. Elle est aussi éclairée que l'expédition sous terre et mer dans La Crypte (exploitation clinquante, 2005), afin de montrer une scène où le mobilier et les circonstances ne sont que vaguement conformes aux cabines réelles ; on dirait plutôt une sorte de bulle luxueuse aux allures de débarras romantique (avec fenêtres en papier). Les interprètes sont George Albert Smith et Laura Bayley sa compagne ; la promotion aurait mis en avant ce détail pour atténuer la dimension scandaleuse du baiser (dans le contexte de l'époque victorienne, qui touche à sa fin) ; le premier dans ce registre, May-Irvin Kiss (1896 – production Edison), avait fait des remous.
Cet effort de subtilité dans langage visuel et donc dans la narration n'est cependant pas le résultat de Smith seul, qui réunit plusieurs contributions et observations. Les scènes en extérieur seraient issues du documentaire View from an Engine front de Cecil Hepworth (Alice in Wonderland, Rescued by Rover), qui a tourné sous cette forme la majorité (oubliée) de ses films (209 selon IMDB). Le premier plan (avancée vers l'entrée du tunnel) rappelle Panorama d'un tunnel en chemin de fer des Lumière, un de leurs rares films mobiles, produit l'an précédent (1898).
Cette sommité sera facilement ignorée avec le recul, mais la banalité perçue souligne son caractère précoce. Tout ce rendu est dérisoire vu déjà 15 ou 20 ans après, pourtant ce petit morceau emploie déjà un langage cinématographique élaboré, digne du cinéma tel que nous l'entendons (et l'exigeons a-priori). Cela donne l'impression d'un moment volé à un film digne de ce nom – car il appartient à une époque où les scripts sont rares ou négligés, les métrages courts avec à peine une minute de spectacle en moyenne, l'heure aux expérimentations au mieux, à la restitution 'aveugle' de 'l'objectif' ad hoc sinon.
James Bamforth (A Joke on the Gardener/The Biter Bit, tiré de L'Arroseur arrosé et premier des 'chase films') proposera très vite après sa propre version, plus ouvertement érotique et jouant sur les connotations (The Kiss in the Tunnel, 1899). Zecca (le perché d'À la conquête de l'air) proposera sa version en 1901 : Une idylle sous un tunnel. Smith inventera (après s'être frotté à la pyrotechnie pour La Mésaventure de Mary Jane en 1903) le Kinemacolor en 1906, premier système de coloration performant, mais dépassé la décennie suivante et peu exploité hors d'Angleterre.
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