Le Masque de la mort rouge par Zogarok
Corman a été un cinéaste très prolifique et un artisan brillant, parfois génial. Il a particulièrement soignées ses manières pour sa période Poe : entre 1961 et 1965, il adapte huit de ses nouvelles, avec Vincent Price en tête d’affiche dans tous sauf un (L'enterré vivant). Cette collection est un bijou du cinéma d’épouvante et recèle de pures merveilles, comme La chambre des tortures et Le masque de la mort rouge. Celle-ci est tournée juste après la splendide Malédiction d’Arkham et avant le dernier opus de la série, La tombe de Ligeia.
Grâce aux succès de ses précédents films, Corman jouit d’un budget plus copieux pour réaliser ce Masque de la mort rouge : il va donc s’affranchir, un peu, de sa tendance au minimalisme dans les effets spéciaux. Comme Ligeia, cet opus sera co-produit avec l’Angleterre et de nouveaux collaborateurs enrichissants. Le masque bénéficie de la contribution de Nicolas Roeg à la photographie, futur réalisateur excentrique et culte (Ne vous retournez pas, L’Homme qui venait d’ailleurs) et d’Alex Thomson au poste de cadreur, lui-même futur chef opérateur très respecté (Legend, Labyrinthe, L’année du dragon). Enfin Corman s’octroie les services de David Lee pour la musique, dont la composition s’avère puissante et originale, autrement efficace et imagée que celle des Baxter américains.
L’ouverture du film est extraordinaire. Au XIIe siècle, un prince italien visite ses cerfs et fait la démonstration de sa cruauté. Un Sade psychique vient d’entrer en scène et profite de manière atroce et raffinée sa position de seigneur. Sa brutalité est froide et calculée, d’autant plus pénétrante : Prospero (par Vincent Price) est un despote visionnaire, fin, un intellectuel. Seule la prophétie de la Mort rouge pourrait contrarier sa puissance, or elle commence à se manifester et pourrait ravager le pays : l’épidémie est au moins aussi mesquine que lui car elle promet aux paysans la délivrance.
Le magnétisme produit par ce Masque est décuplé par le portrait de ce personnage, dont l’allure est celle d’un homme de pouvoir de la Renaissance. Vénérant Satan, Prospero prône un cynisme intégral et nie la validité des croyances et des mœurs des groupes comme des individus, n’épargnant aucune caste. Il n’a aucune illusion sur la nature humaine et lui fait face avec fermeté. Sadique et rationnel, il aspire à la clarté satanique ; les élus du Mal empêchent à l’Univers de devenir un chaos. Prospero n’est pas une sorte de nihiliste passif ou un simple dépravé, il croit à un ordre cosmique et au triomphe de son Dieu de la vérité. Dans le scénario de Corman et Wright Campbell, Satan est convoité car perçu comme une sorte d’entité sans aspérité, au pouvoir pénétrant et clairvoyant.
Prospero projette sur lui cette puissance et exécute leur volonté commune, selon cette exigence de vérité absolue que seul Satan autorise. Ici-bas, dans ce monde si piteux et vilain, il use de sa mesquinerie avec précision et intelligence, confrontant ses interlocuteurs à leurs contradictions, mettant en péril leurs repères et prétentions, affirmant son ascendant de façon implacable et intégrale. Conséquent et conceptuel jusqu’au-bout, il pousse au ridicule ses disciples, des hippies écervelés et obscènes de leur temps, pataugeant dans leur médiocrité comme des enfants sales et désinhibés. Il est cousin des fascistes de Salo, sauf qu’eux ont acceptés la Mort. Sa démarche se veut constructive et il fait de ses favorites ses apprenties sur la route de la Vérité et de Satan ; c’est au tour de Francesca, sa petite créature réfractaire, jeune paysanne arrachée à sa famille, auquel il a promis les plaisirs les plus nobles.
Les travaux de Corman, ceux autour de Poe en tout cas, ont souvent eu pour avantage sur les productions de Fisher et de la Hammer une certaine intensité spirituelle, grâce à des personnages aux aspirations et aux univers torturés ou ambitieux. La profondeur de ces dimensions est incertaine, mais leur présence éclatante. Cette tendance du cinéma de Corman atteint ici le plus haut degré recensé dans sa carrière grâce à cette approche maline de la foi, de la religion, du désir d’absolu. Celle-ci est très sombre et directe, tout en étant monstrueusement grandiloquente.
Cette espèce de théâtralité viscérale a le mordant qu’ont enviés les films noirs des années 1940-50. Le génie de ce film est outrancier : le style est lourd, les allégories appuyées, la mise en scène flirte avec le rococo. Corman laisse s’envoler son inspiration de façon jubilatoire. Certaines séquences exaltent la fibre psychédélique du futur auteur de The Trip (1967) et anticipent l’hallucination visuelle de Suspiria.
http://www.senscritique.com/film/L_enterre_vivant/critique/44618005 1962
http://www.senscritique.com/film/L_Empire_de_la_terreur/critique/44378336 1962
http://www.senscritique.com/film/Le_Corbeau/critique/44331253 1963
http://www.senscritique.com/film/Le_Masque_de_la_mort_rouge/critique/33738331 1964
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