Les 101 Dalmatiens n’a pas une réputation élogieuse. Il est un perçu comme un Disney live académique, à raison, a-priori il est même relativement anémique. Très soigné sur le plan visuel, il souffre d’un manque de rythme et d’initiative prononcé. Mais c’est le film où Glenn Close ré-invente Cruella et, ce qu’on ne relève jamais, c’est un produit moraliste parfaitement agencé. Si on adhère au regard qu’il porte sur le monde et les réalités sociales, c’est un possible chef-d’oeuvre. Mielleux, conformiste, manichéen, Les 101 Dalmatiens ? Oui et c’est sa richesse ! Il ne l’est pas plus mais mieux que les autres.
La transposition au cinéma
Adaptation d’un charmant dessin animé Disney de 1961, cette version en images réelles assume le décalage dans le temps et se déroule à l’époque du tournage, soit en 1996. Roger n’est plus un musicien mais un concepteur de jeux vidéos. Tant qu’à Anita, elle travaille, dans un métier créatif ! Son employeur est Cruella Devil, qui n’est donc plus une amie envahissante et déshydratée, mais une puissance objective dans le monde de la mode et du business. La donne a changé et un nouveau filtre, beaucoup plus structuré et réfléchi, rend ces 101 Dalmatiens de 1996 infiniment plus riches ; et normatifs. De leur côté, les personnages secondaires comme l’inquiétant Skinner sont assez réussis. Le tandem Jasper & Horace fait preuve d’un mimétisme assez remarquable avec son équivalent animé de 1961, surtout Mark Williams dans la peau du gros imbécile. Les fans du Docteur House se réjouiront de re-découvrir Hugh Laurie à une époque où son personnage tâchait de résister aux sirènes du cynisme.
Les 101 Dalmatiens est un film d’un conservatisme ahurissant, tellement prononcé qu’il finit par en devenir imperceptible : car on regarde l’objet en oubliant les lunettes qui nous sont prêtées. Les héros du film sont des gens humbles et consciencieux, ou à défaut de bonne volonté (Roger). Mielleux mais assez passe-partout, le couple s’inscrit, sans y prêter attention mais en le célébrant néanmoins, dans un traditionnalisme sans scories. Il bascule vers le camp du Bien alors que le monde est menacé par l’hégémonie silencieuse de valeurs hostiles et malsaines. Si Roger ne trouve pas le succès dans son métier, c’est parce que ses jeux sont trop candides et aimables. Quand à Anita, elle ne mesure pas à quel point ses rêves de mariage et la limpidité de son caractère la préserve du Mal pour lequel elle ignore collaborer.
Et surtout il y a Nanny, la bonne mémère au nom si stupide et approprié : comme un Nestor, Nanny est réduite à sa fonction jusque dans son patronyme. C’est là toute son identité : Nanny est venue au monde pour être une nourrice. Toute sa vie n’a consisté qu’à circuler entre la crèche et la cuisine, avec pour mission d’imposer la modération et son sens commun des bonnes manières et des valeurs à chaque seconde. Dans Les 101 dalmatiens, Nanny est la boussole morale et le pilier. Et c’est là que le film va trop loin : Nanny est insupportable. Nanny est incompatible avec la vie, l’élan créateur, le besoin d’affirmation, le désir de construire – ou même de détruire. Assez de Nanny, de sa bonhomie et sa joie cruche, de son obsession pour la restriction même lorsqu’elle n’est pas nécessaire, de sa pondération en toutes choses, de son envahissement, de sa vacuité !
La méchante transgressive et les conformistes désespérants
Les gentils sont ennuyeux, leur mièvrerie est un fardeau, leur paix est une ennemie. Ces gentils sont remplis de bonne volonté et ont un rôle de ciment de la société, une force d’inertie favorable à l’harmonie du monde. Mais ces gentils sont des acteurs évanouis, en mode automatique, dont l’âme rabougrie porte des oripeaux bien-pensants pour mieux cacher : le vide. Intersidéral. Il faut des Nanny pour que le monde garde son équilibre, mais Nanny est l’ambassadeur de la mort douce. Le monstre ultime, c’est Nanny, parce qu’elle n’a pas d’histoire, aucune profondeur, pas de pensées. Ses opinions ou semblants d’idéaux ne sont pas les siens et si elle les met en avant, c’est sans connaître leur nature. Elle s’en sort pour justifier sa présence de fantôme harassant d’inanité. C’est là toute la contradiction du conservatisme en action, lorsque ses ouvriers ne font que le fossiliser dans une représentation sans substance.
Et alors Disney joue un incroyable tour de passe-passe sans le réaliser. Car la nouvelle icône des enfants sera… une méchante ! Dans Les 101 Dalmatiens, c’est Cruella Devil qui retient toute notre attention. Elle peut même déclencher un enthousiasme immodéré, comme celui éprouvé pour des rencontres exotiques, des individus singuliers ou au caractère fort : ceux-là nous sauvent de la torpeur ! Ils ne font pas qu’exécuter leur tour de piste, ils sont vivants, eux, ils ont une valeur intrinsèque, ils ont une capacité à agir et enfin ils apportent une contribution valable, supplémentaire.
Le Satan ultralibéral, la tâche sur un tableau conservateur
Tout en offrant ce personnage jubilatoire, Disney et Stephan Herek le condamne et l’insère dans leur système avec rigueur et précision. Cruella est une figure diabolique à tous les degrés, sa diabolisation étant également physique. Elle semble sentir l’héritage religieux pesant sur les individus et se moque d’un tel boulet (« chacun porte sa croix »). Ce ne serait que déni et restriction saugrenue pour elle. Le portrait est sans appel, le jugement aussi : Cruella est une femme méprisante et imbue, qui a tort de se retirer de ce monde de bons sentiments. Elle en sera punie à la fin des aventures. En même temps, Cruella est chargée de certains maux que les conservateurs présents, leur aile tendre et bienveillante, rejettent sur elle : la réactionnaire, c’est Cruella, la répression, c’est Cruella, le despotisme, c’est Cruella.
Cruella déteste les jeux vidéos qu’elle accuse de fabriquer une génération d’idiots et de délinquants ; opportunité pour les conservateurs affables de tendre la main à la jeunesse d’aujourd’hui et aux conformistes de demain en leur indiquant qu’il y a là un ennemi commun. D’autres alliés, clairement politiques, pourraient exister, pour combattre la Bête : Cruella est sans doute élitiste et réactionnaire, mais plus encore elle est l’incarnation du libéralisme de droite dans une pureté toute satanique. Inspiré de Tallulah Bankhead, le personnage pourrait dans ce film l’être également de Ayn Rand. Elle en a un peu le costume dans sa dernière virée, celle qui la conduira à la chute.
Ainsi même si c’est non-délibéré, Les 101 dalmatiens exprime la peur d’un libéralisme intégral, nihiliste et révolutionnaire. Il s’exécute en portant un regard conservateur standard, ferme mais équilibré et surtout revendiqué comme inoffensif (l’univers du "tout va bien madame la marquise"). L’entreprise de Cruella en est une de destruction : elle se moque du mariage et de toutes ces balises traditionnelles qui ne sont qu’aliénations à ses yeux ; au lieu de cela, elle se pose comme une aristocrate dans une jungle à ciel ouvert où seuls les forts et les excentriques comme elle auraient une place enviable. Elle bafoue la religion, la tradition, tout comme elle méprise l’Humanité, les goûts et les petits plaisirs de l’homme ordinaire (dans le domaine du loisir et de la culture), la "common decency" et les réserves éthiques de ses prochains. Son apparence en est le symptôme, sa féminité s’est effacée pour une androgynéité conquérante. Son cynisme l’a rendue marginale dans la forme tout en la hissant en haut de la chaîne alimentaire.
De l’esprit de Noël à la bienséance festive et grossière
En face, le bon sens et la légitimité sont maintenus et les dalmatiens y contribuent. Ils sont des bourgeois qui n’ont pas déviés et ne le feront jamais. Dieu leur en est reconnaissant : la renaissance du petit chiot qu’on croyait mort-né est une vraie référence à l’inconscient chrétien. L’esprit de Noël est là, celui des sapins décorés, de l’harmonie familiale, du temps de l’innocence immuable. Les petits chiots sont disciplinés et ne cèdent ni aux tentations ni à la fascination ; ils sont également prêts à chasser les démons enragés, leurs instincts y sont prédisposés. Leur vigilance est totale : ils changent de chaîne devant les bohémiens trop libres et haut-en-couleurs des Aristochats et optent pour un film de chiens pralineux (L’Incroyable Voyage de 1993). Puis ils vont se détendre en mangeant tout en écoutant le sermon de mémé Nanny, avant que des bandits crasseux ne viennent faire irruption dans ce train-train rassurant, sorte de rêve tel qu’il nous est présenté.
La déception fut générale à la sortie, de la part de la critique officielle comme, dans une moindre mesure, du public. Le film ne réunit en salles "que" 4 millions de spectateurs en France (ce qui en fait tout de même le sixième au box-office de cette année-là), loin des près de 15 millions du dessin animé de 1961, ce qui en fait l’un des rois de l’Histoire du box-office français et le Disney n°1 de France, à jeu égal avec Le Livre de la Jungle. Les 101 Dalmatiens n’ont eu d’autres honneurs que celui d’être classé par tous « film pour enfants », et celui-ci est aujourd’hui parfois méprisé, d’autant qu’il a incontestablement vieilli, qu’il est traversé de temps et que son humeur est assez piteux. En revanche, la transformation spectaculaire de Cruella est devenue anthologique !
La prestation de Glenn Close et sa métamorphose sont d’ailleurs le meilleur atout du film, au point que les attendrissants petits chiens n’ont qu’un poids très secondaire. Le film gardera toujours un intérêt pour ce qu’il exprime et met en scène, même si le spectacle peut profondément ennuyer. Toutefois Disney n’a effectivement rien compris à la nature de sa création et gratifiera donc le public d’une suite particulièrement médiocre et ridicule. Les 102 Dalmatiens sombre définitivement dans le moralisme de besogneux et étriqué, épousant le niveau de conscience d’une mégère de son temps. La transe pathétique consistant à relier les sentiments des dalmatiens aux bons humains (dans Les 101, lors de la cérémonie à l’Eglise) prendra dans Les 102 une tournure criarde. Cet affreux film n’accorde à Cruella que de rares instants de gloire, très artificiels et reliés à une conception du Bien toujours plus grossière.
https://zogarok.wordpress.com/2014/11/12/les-101-dalmatiens/