Le film s’ouvre sur un corps étendu, immobile, une paire de fesses en culotte pâle sans tête. Ce corps délicat, est celui de la très jeune Scarlett Johansson (Charlotte) qui dévoile ainsi son anatomie encore méconnue dans un érotisme désabusé : que vaut ce postérieur sans visage, quelles sont ces jambes qui ne bougent plus, qui est cette femme coupée par le cadre ? Lost in Translation démarre incomplet. A l’image de son titre, le long métrage perd dès ses premières secondes les fragments de son actrice principale, perdue dans le décor, dans l’hôtel, dans la ville, dans le monde. Dans sa voiture sombre sur laquelle les lumières hystériques de Tokyo se reflètent, Bill Muray (Bob Harris) apparaît juste après elle. Il n’est qu’un visage ultra connu, qui découvre pour la première fois à l’abri de son taxi une ville agitée. Lui, le célèbre visage exposé à l’extérieur mais caché dans sa voiture ; Elle, le corps anonyme, vulnérable, enfermé, alors qu’il veut se mouvoir en plan large. C’est de ces deux âmes amputées, de ses deux demi-personnalités, que naîtra une remarquable fusion, par une rencontre fortuite mais nécessaire.


Car s’ils sont différents en âge, en pensée, en expérience, Charlotte et Bob partagent un grand malaise social, une ébauche de vertige à l’image d’elle toujours suspendue, les jambes recroquevillées au bord de la ville gigantesque qui s’étend derrière la fenêtre de son haut hôtel. Tous deux en crise permanente, ils ne savent plus comment aborder leur vie, alors que Bob a l’impression d’avoir gâché la sienne et qu’elle a peur que rien ne commence jamais. Tokyo devient une parabole exacerbée de leur incompréhension du monde. Il ne s’agit pas que d’un simple dépaysement face à un pays étrange et étranger mais d’une caricature de ce qui les effraye : dans cette ville japonaise de tous les excès, il y a plus de monde, plus de lumières, plus de hauteur et plus de conformité (pour l’œil étranger du moins). Ils se trouvent entièrement noyés dans la masse et cherchent désespérément une existence pour ne pas être engloutie par cette modernité angoissante. C’est ainsi que la mise au point de la caméra tressaille ne sachant qui mettre dans le flou, les personnages sclérosés par leurs appréhension, ou la cité aux néons éclatants hyperactive ? On retient particulièrement ce plan d’eux deux assis sur le lit et montrés par leur reflet sur la baie vitrée ; ils se superposent sur la ville, transparents, évanescents, perdant leur existence. Qui ne s’est jamais demandé s’il était autre chose qu’un reflet sale dans les fenêtres du métro ?


Pourtant Charlotte et Bob ne se complaisent pas dans cet ennui morbide et tentent de s’en sortir. Le verre qu’elle lui offre alors qu’il est assis seul au bar est le point de départ de cette lutte constante contre le marasme de la lassitude. Tandis qu’il veut retrouver une jeunesse, un moyen de vivre autrement que par le prisme de sa célébrité, elle veut découvrir le monde, parcourir les rues et acquérir de l’expérience. Dès lors, elle l’embarque dans la nuit feutrée. Le crépuscule semble ouvrir la vie et leur amusement à l’image des Anges Déchus de Wong Kar Wai qui semblaient ne pouvoir exister en plein jour. Sofia Coppola paraît s’inspirer du réalisateur hongkongais pour leur première sortie nocturne où elle adopte une caméra épaule juvénile pour suivre leur fuite de la vie au travers des couleurs des enseignes, des lampadaires magnifiées par le soir. Leur drôle de relation se cristallise dans une scène de karaoké. Dans la simplicité de l’activité, ils chantent faux quelques airs populaires, en s’échangeant des regards complices et amusés. Tokyo cesse pour quelques minutes de les grignoter car leur yeux deviennent les ampoules acidulées, et leur lien un nouveau repère sur lequel se reposer. Dans ce plan où ils partagent une cigarette en silence sans se regarder et qu’elle pose sa tête sur son épaule, on comprend qu’ils sont maintenant liés, capables de se synchroniser sans mots, en accord tacite dans leur perdition mais aussi dans leur partage de celle-ci. Après cette nuit comme centre névralgique de l’œuvre, leur élan se poursuit. A deux ils se battent contre tout mais dans le vide dévorant d’une chambre d’hôtel, séparés, ils restent profondément seuls.


Sofia Coppola devient une cinéaste de la rue pour quelques scènes dans cette mégapole, pour, à l’image de la Nouvelle Vague, du Néoréalisme, filmer ces personnages dans une routine palpable, dans une foule étouffante impossible à recréer en studio car il est impossible de reproduire artificiellement une société écrasante se muant autour d’âmes isolées. Il ne s’agit pas ici d’une critique absconse de la technologie, de l’évolution, mais de la recherche de l’individu dans le conglomérat. La réalisatrice traque sans relâche ses personnages dans des rues bondées, dans des magasins pleins, dans des hôtels immenses pour écrire autour d’eux des vers mélancoliques, pour former une poésie sur l’individu désemparé mais aussi sur la ville fascinante, déconcertante, berceau de moments uniques, déchirants, touchants, créatrice de l’histoire singulière de Bob et Charlotte.


C’est dans la ville même, dans une rue fourmillante que se clot cette relation par un chaste baiser. Un baiser qui n’est pas la promesse d’un avenir commun, ni le commencement d’un amour partagé. Un baiser d’amitié, de fraternité, d’amour, de compréhension, l’ultime signature d’une relation ambiguë sans futur, le dernier remède pour deux cœurs malheureux. Bill Muray chuchote alors quelques mots indistincts à l’oreille de Scarlett Johansson. Une prose qui nous est cachée, comme on ne sait jamais ce que se chuchotent les couples que l’on voit au loin dans le rue, et qui s’étend à notre imagination.
« Tout ira bien, même s’il est dur de vivre, de respirer, enserrée, essorée comme un drap déteint, au centre de ces gens qui parlent, qui bougent, qui t’étouffent alors qu’eux même sont comme nous, déboussolés, perdus, déprimés. Nous survivrons, et nous nous reverrons à Paris, à New-York, à Hong-Kong, à Berlin, à Budapest. »

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le 5 févr. 2017

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