Regarde les hommes bomber.
Le cauchemar angoissant qui ouvre le film, vision expérimentale et tauromachique, a un premier objectif paradoxal et habile : celui d’être rapidement occulté. A la poussière, la sueur et la souffrance physique, visibles encore lors de séquences subreptices et singulières (comme la gifle à la séduisante cynique ou la visite chez le père alcoolique) succède l’univers clos et parfaitement maitrisé de la base militaire.
Décor désormais familier du film sur la guerre froide, ce centre de commande sera le lieu quasi unique de lien avec l’extérieur, auquel répondra l’abri du Président, plus exigu encore.
Le pari est de taille, et à la mesure du Lumet de Douze hommes en colère : pas de musique, pas de grands effets ; un huis clos minimaliste où les dialogue priment, où les enjeux se résument à trois triangles sur un écran noir et blanc.
Et de tout cela, faire surgir l’une des plus grandes tensions possible.
Point Limite est tout d’abord un film sur la machine. La guerre froide fonctionne par logique dissuasive : il s’agit d’exhiber sa capacité de destruction et de placer sur le globe ses pions permettant une paix de position. C’est tout l’enjeu de la première partie, qui voit les hauts responsables de l’armée américaine expliquer leur stratégie et contrôler le monde depuis un écran. Déjà, les débats sur l’autonomie technologique et la responsabilité humaine pointent, mais la parole de l’expert semble pouvoir pour le moment botter en touche.
L’accident, élément perturbateur tant attendu, est en soi d’une intelligence machiavélique : c’est une aberration dans le système, une perversité qui va mettre les deux camps à égalité : tout le monde est responsable technologiquement, donc personne ne l’est.
Dès lors, on lutte contre ses propres armes, effrayés de voir à quel point tout a été froidement et brillamment pensé pour qu’elles atteignent leur objectif.
Le film double alors son exploration de la machine d’une analyse profonde de la parole.
Dans un premier temps, les échanges américains multiplient les expertises, divaguent sur les conduites à tenir, encore tentés par une perspective de stratèges pour nier la catastrophe en cours. A ce stade, on parle à la place de l’ennemi, on postule sa réaction, ce qu’il pense, voire ce qu’il pense que l’on pense. Et sur l’écran, le petit triangle avance, fidèle au programme.
La mise en scène, assez statique, pose un cadre sobre et propice à l’angoisse, souvent en légère contre plongée pour souligner l’effrayante responsabilité octroyée aux décisionnaires.
L’étape suivante consiste à ouvrir enfin le dialogue, dont le traitement narratif est brillant. L’échange russo-américain s’occulte par un nombre incalculable de filtres : les écrans, les liaisons téléphoniques, les interprètes. En ces temps d’apocalypse technologique, la voix humaine est destituée : on demande à l’interprète, de traduire, mais aussi d’interpréter psychologiquement la tonalité et le degré de conviction de l’interlocuteur, tout comme on a entrainé les pilotes à ne plus répondre aux ordres verbaux, qui pourraient être des ruses de l’ennemi. Et lorsqu’on demande aux officiers américains de coopérer avec l’ennemi, la gorge se noue, incapable de donner les informations si jalousement gardées jusqu’alors pour l’annihiler.
Restent les souffleries, la tonalité métallique des voix en attente du bruit d’un combiné qui va bientôt fondre.
[Spoilers majeurs]
Le rythme implacable de la progression du bombardier est la victoire du pire : la technologie, à partir du moment où elle est activée, est sans faille. Dès lors, c’est avec la même impartialité qu’on partage le monde en sacrifiant deux villes pour sauver les autres, logique glaçante d’une humanité devenue folle mais incapable de revenir en arrière.
Dans ces heures dernières de la résignation, la perspective de plus en plus prégnante d’une fin partielle du monde dévaste le spectateur : c’est là que la parole lui sera enfin adressée : non plus diplomatique, mais un vibrant et désespéré plaidoyer pour le désarmement.
La structure peut enfin revenir par pallier à ses débuts : l’extérieur, sous forme de quasi photogrammes de New York ponctué par le compte à rebours avant son anéantissement, et le rêve du pilote qui se concrétise.
Complément indispensable à La Bombe de Watkins qui sortira l’année d’après, Point Limite est un film d’utilité publique, à montrer dans les lycées et au plus grand nombre.
Chef d’œuvre d’efficacité et de tension, il parvient par son regard clinique et méticuleux à souffler son spectateur, qui peinera à se remettre du silence sur lequel il s’achève.
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