Film posthume de Fassbinder et improbable adaptation de Querelle de Brest de Jean Genet, c’est un objet étrange, se déroulant dans un espace ultra-stylisé, abondant et confus. Les décors assument la transparence du plateau de cinéma ; le travail sur l’image, les couleurs saturées, installent un Brest fantasmatique. Querelle s’affiche comme un territoire artificiel, faux et mouvant ou se répandent les fantasmes et une imagerie gay contrastée. Contrastée parce que la surcharge baroque rend l’ensemble atemporel bien que connoté ; en particulier, l’allure générale de Brad Davis qui inspirera Jean-Paul Gaultier est la marque d’une époque fermée (les 1980s) en même temps qu’elle semble tirée de songes éternels, de références inépuisables.
C’est un théâtre filmé étrange, hypertrophié quoiqu’assez creux, entre trivial et sublime, sacralisation du trivial et saccage du sublime. Le paradoxe du film est entre une vulgarité et une arrogance de midinette criarde et une intrépidité, verbeuse mais aussi physique, ou se reconnait plus immédiatement l’emprunt à Genet ; ces deux aspects ne se chevauchent pas, ils se confondent. Aussi, la propension à une grandiloquence confinant au ridicule vaniteux pourrait légitimement agacer ; on peut trouver au film un côté pompeux, une emphase "boboide" assez caricaturale d’ailleurs ; la bande-son péremptoire et solennelle s’aventure vers certaines affabulations boursouflées ou grotesques ("cet événement est comparable à la Visitation", voilà de quoi heurter les plus tatillons). Sauf que cette surenchère est aussi le gage (et la stigmate) d’une outrance et d’une liberté dans le ton.
Mais ce n’est pas tout. D’abord, ce qu’on aperçoit derrière cet univers, c’est une psychanalyse de bazar parée de beaux atours, du freudisme de vieux junkie fantasque (et c’est partiellement le cas : amour féminin comme reconquête de la mère ; amour-haine fratricide). Si on se fixe à cette vue, il est logique de trouver le film assez laborieux dans le fond, d’y voir une espèce de démonstration soignée autour de l’idée psychanalytique hautement racoleuse et sommaire du "gun-pine". D’ou vient alors ce charme, pourquoi Querelle exerce-t-il une fascination certaine ? C’est qu’en dépit des critères psy assez balourds, le film envisage l’homosexualité d’une façon assez trouble et borderline, peu compatible du reste avec la vision anesthésiée et normalisatrice du gay tel qu’il est admis (recommandé et prescrit) aujourd’hui, c’est-à-dire à l’heure de sa supposée pleine acceptation.
L’homosexualité dans Querelle est virile, sèche et, idéalement, dépouillée de sentiments. Du moins, et malgré que tous les excès soient permis, l’homosexualité devient embarrassante ou toxique lorsqu’elle gagne trop de terrain – elle supplante du même coup le libre-arbitre. Ainsi, le personnage éponyme réprime la vérité -car elle est effective- de son homosexualité "passive" (dans tous les sens du terme) et la peur de basculer vers l’amour. L’homosexualité ici est un territoire à la fois vierge et usé, une sortie de secours permettant à des pulsions interdites, mais plus brutales que noires, de se déchaîner (sans l’inquisition des femmes). Le Brest de carton, détaché du réel, n’est pas enfoui ; c’est une enclave au sein de la réalité des marins qui y font escale.
Dans cette fantasmagorie gay (pas ou peu "gay-friendly") où les hommes sont des substituts, où un frère devient une portion de sa soeur pour un amant, Jeanne Moreau est une anomalie, une erreur désirée du système. Each man kills the thing he loves (de Oscar Wilde), la ritournelle de cette vieille sirène délabrée (déjà!), sorte de matriarche, fiancée et putain, ponctue la bal des puissances affectées. Un peu à l’écart du mouvement, le capitaine (Franco Nero), scindé entre la rigueur de sa fonction et le développement d’une vie fantasmatique calquée sur l’objet de ses désirs, cruellement refoulés dans le réel (c’est un maître sévère), porte en lui toutes les visions tarées du film. A l’échelle de cet obsessionnel poli et rentré comme de l’oeuvre dans sa globalité, on croirait que cette manie de la sophistication est le prix de la dépravation, ainsi que le masque le plus noble de désirs scabreux et dérangeants (pour soi avant même de l’être devant les autres). La violence et même l’inceste sont toujours à l’esprit, sans jamais être tout à fait accomplis ; l’homosexualité, au-delà du vice ou péché et du danger présumé de ses pratiques (ou de certains de ses avatars), est assimilée à une jouissance morbide, à une perversité discrète aussi.
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