“He's a walking contradiction, partly truth and partly fiction”

Taxi Driver, dont on a à peu près tout dit, est l’un des plus brillants films jamais réalisés sur la solitude urbaine. Au gré de déambulations nocturnes (reprises d’ailleurs dans l’ouverture de la première saison de Dexter, la ressemblance est assez frappante) à l’esthétique parfaite, les lumières d’une ville qui ne dort jamais accompagnent les insomnies du chauffeur de nuit, magnifiées par le thème intemporel de saxo de Bernard Herrmann.
Alors qu’on s’excitait vainement entre potes dans Mean Streets, l’heure est à l’isolement, la gueule de bois du Viet Nam et le désœuvrement. Restent les cinémas pornos, les diners dans lesquels on n’écoute pas les délires mythomanes des collègues taxis, et l’attente d’une quête.
Le récit semble pourtant suivre une progression dans un premier temps : Travis économise, trouve un travail, et ose aborder la lumineuse Betsy. Mais dans une suite de séquences à la fois profondément embarrassantes et d’une grande justesse, son moi profond, éponge à la violence qu’il traverse chaque nuit, dévoré par l’obscurité de la ville, reprend le dessus. Son discours à l’homme politique sur la nécessité de nettoyer les rues de la racaille, son invitation de Betsy dans un cinéma porno détruisent tout ce qui avait été entrepris. Alors seulement, la descente peut commencer. Cette tragédie, Scorsese l’annonce très tôt par des partis pris esthétiques moins baroques que pour Mean Streets, et d’autant plus efficaces : le regard acéré sur le réel, comme le gros plan sur le cachet effervescent dans un verre, ou la déviance, à travers cet énigmatique et bouleversant travelling : de Travis au téléphone avec Betsy au couloir, au bout duquel une trouée donne sur la rue. Désaxé, le regard induit la perte du protagoniste redevenu un anonyme pour celle qu’il aimait, éjecté vers la masse grouillante du boulevard.

Autre élément tragique, l’intervention du cinéaste lui-même, occasionnel client du taxi qui annonce son meurtre à venir, matant sa femme à la fenêtre d’un amant, rejouant Rear Window en mode trash. Il met ici Travis sur les rails, le dirige à la fois comme personnage et cinéaste dans une séquence d’une grande intensité.
Abandonné de ceux qui auraient pu devenir des repères et des ancrages du réel, Travis régresse et entame la maturation carcérale de son personnage, prostré dans la cage de son appartement, jouant avec ses flingues et les tenant comme des peluches devant son téléviseur, Si la scène mythique du miroir l’est autant, c’est moins pour la mise en scène du gangster vindicatif que du pathétique enfant jouant au dur. Car à la phrase « Are you talking to me ? », invitation désespérée au contact, Travis en ajoute une autre, bien plus violente encore : « I’m the only one here », cri de solitude sans appel maquillé dans une provocation et un duel de fantasme fictionnel.
Si le monde ne vient plus à lui, Travis ira au contact, en l’éliminant. Puisqu’il échoue avec la sphère diurne (le candidat Pallantine et son attachée de communication Betsy), il se reporte sur ceux qui lui ressemblent : la prostituée Iris et son mac.
La descente aux enfers, par le carnage final, est donc à la mesure de tout ce qui faisait la préparation de Travis, et qu’il veut naïvement qualifier de mission secrète du gouvernement. Quitte à être inaperçu et invisible, autant feindre d’en être l’instigateur. Le déchainement de violence final, d’une saleté volontaire dans les couleurs (Scorsese a volontairement désaturé les couleurs pour éviter qu’un sang trop vif ne provoque la censure) dit tout d’un ratage spectaculaire, où ce qui pouvait finir sur un paroxysme cinématographique ressemble davantage aux mauvaises photos des tabloïds.
L’épilogue a de quoi surprendre. Curieusement féérique, trop lumineux pour ne pas être ironique, il laisse repartir Travis dans la nuit, Betsy dans le rétroviseur. La thématique éminemment scorsesienne de la rédemption est bien présente, mais si Travis est devenu le Christ sacrificiel, c’est pour un temps seulement. La nuit n’a pas changé, et la solitude demeure, en témoignent le générique de fin et la musique d’Herrmann qui a depuis le début pris soin d’allier la douceur du saxo aux dissonances orchestrales les plus inquiétantes.

Sergent_Pepper
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le 13 oct. 2013

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