Les lois de la nature sont impénétrables

C'est un film façonné avec le cœur, peu de moyens (équipe d'une dizaine de personnes, décors rares et minimalistes), beaucoup d'acuité et une rigueur instinctive. L'histoire est simple et anormale : suite à un déménagement avec sa famille en région parisienne, une petite fille prénommée Laure profite de l'occasion pour se confondre en garçon auprès des autres enfants du quartier... comme si les vacances d'été n'allaient pas prendre fin dans quelques jours.

Un mensonge qui n'est qu'une vérité rescapée. Tomboy (''garçon manqué''), second film de Céline Sciamma après Naissance des Pieuvres, est un sentier entre deux univers : celui d'une enfance insouciante et indifférenciée ; celui d'une adolescence où il faudra mûrir avec cette spécificité. Entre-temps, il y a l'exploration, ses ressources à mobiliser, sa nature à conquérir, puis des alliés pour s'élancer et grandir ; afin de croître hors de soi aussi, mais avec le cocon et guide affectif sans lequel les tourments deviennent un poison stimulant.

Malgré sa dissidente au genre assigné, l’œuvre est étrangère à la revendication, mais aussi au contre-essentialisme capricieux ou à l'éclat punk avorté à la Dolan. Il évoque la construction sexuée des enfants, sans en faire une tragédie, pas même pour Michael, sans chercher de coupables ou de raisons à ce qui n'a pour vocation que d'exister et s'épanouir.

Tomboy dresse un état propre à son personnage et ne fait rien d'autre. Ce n'est pas (délibérément surtout) une industrie à révélations sur la nature humaine ; c'est l'aventure d'une seule, aux découvertes et préoccupations universelles (sur sa place, le regard des autres, la rencontre d'alter-égo, le besoin de fusion et de transparence), simplement filtrée par son cas particulier. Et c'est un film personnel, lui aussi, apportant sa petite part, humble car ne prétendant rien au-delà d'elle-même, pur sans concession pour la même raison.

Céline Sciamma filme aussi l'état d'enfant, curieuse condition entre frustration et promesses, vacuité et apprentissage (notamment de la nécessaire dureté) ; puis l'éveil amoureux et sexué, dans la différence mais sans confusion de la part de Laure/Michael, en totale maîtrise et conscience (mais non sans tourments). C'est un drame parfaitement juste, sans une once de mélo (littéralement d'ailleurs, il n'y a quasiment pas de bande-son) : limpide et chaleureux, il combine la profondeur et la trivialité, comme dans la vraie vie. De cette manière il installe un rapport direct entre le spectateur et le(s) personnage(s) ; pendant soixante-dix-huit minutes, c'est seulement eux, leurs actions et nous. Associant intensité et dépouillement, Tomboy n'est pas dans un film de réflexion ou une étude fouillée ; c'est plutôt une psychanalyse ouverte et empirique, ou alors de la psychologie mais par l'action, car tout se présente de façon expérimentale, sans recul ni ostentation.

Inoubliable et inattendu regard braqué sur l'enfance, la découverte de soi et des équilibres dans l'environnement, Tomboy est réaliste, intrusif mais pudique. Tout en amusant et attendrissant (incroyable présence -et humour!- de Malonn Lévana, déjà dans Polisse), il présente des enfants authentiques, pas ce que voudraient en voir les adultes ou les mamans ; les plus jeunes eux-mêmes seraient probablement étonnés par cette proximité et cette vérité, si habitués à se voir représentés en caricatures hystériques, malléables et dociles. Dans Tomboy, nous voyons des enfants maîtres d'eux-même mais à leur niveau, avec leur part de responsabilité, de conformisme, de sens du défi et de l'identité. Ce ne sont pas des enfants criards et naïfs, ce sont des enfants : et on ne l'a presque jamais vu. Même un classique dans le registre comme Sa Majesté des Mouches passait encore son temps à les domestiquer, leur attribuer un rôle à l'aune d'un regard d'adulte, de scénariste ou de producteur. Sur ce plan précis, c'est une réussite à caractère historique.

http://www.senscritique.com/film/Naissance_des_pieuvres/critique/33873185

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le 5 févr. 2014

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Zogarok

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