Andrew Niccol a une certaine idée du cinéma. Quand il évoque les drones, c'est pour dénoncer leur dangerosité, leur inconvenance fonctionnelle, leur impact dramatique sur la psychologie des pilotes. Quand il traite de la création numérique, il fait la démonstration d'une humanité prête à se laisser phagocyter par ses propres réalisations, confondant volontiers réalité et fiction, se prêtant sans même le savoir au mythe de Pygmalion. Quand il fait état du commerce des armes, il saisit avant tout les émanations mortelles de la géopolitique et des conflits civils, contre lesquelles viennent opportunément s'adosser les prétentions égoïstes et mégalomaniaques de marchands peu scrupuleux. C'est cet art engagé, froid en apparence mais d'une sensibilité éprouvée, qu'il met en oeuvre dans Bienvenue à Gattaca, son premier long métrage, où est radiographié un futur dystopique érigeant le génotype en déterminisme absolu. Ce monde sans fantaisie, grand pourvoyeur de destinées condensées en éprouvettes, est rendu au dernier degré de l'eugénisme. Si ce qui importait jusque-là chez un nouveau-né, c'étaient « dix doigts » et « dix orteils », aujourd'hui une « méthode naturelle » novatrice permet de filtrer et profiler le bagage génétique des hommes, prévenant ainsi dès la naissance tout risque de maladie, de violence ou d'addiction. Depuis lors, l'humanité tout entière court après un « quotient génétique inégalable » et se complait à identifier ou mesurer toute chose : le moment et la cause précis d'une mort future, les performances physiques et mentales des individus, les éventuelles substances toxiques présentes dans l'organisme, le degré de pureté d'un corps désormais presque manufacturé. Dans Bienvenue à Gattaca, l'espionnage n'est ni familial, ni industriel, ni policier. Il est génétique et conduit à faire « de la discrimination une science ». Ainsi, les entretiens d'embauche se résument à une exploration rapide de l'ADN et l'analyse préalable d'un cheveu semble tenir lieu de convention avant un premier rendez-vous amoureux. Là où le hasard, le caprice ou l'émotion faisaient jadis leur oeuvre, des dispositifs réglés tiennent aujourd'hui le crachoir.
Dans une approche extrêmement raisonnée, en couleurs délavées et à travers une galerie de mines déconfites, Andrew Niccol met en scène l'insoumis Vincent Freeman (free : libre ; man : homme), campé par Ethan Hawke, un individu ordinaire, non amélioré, parvenu à se soustraire à la vigilance des autorités dans l'espoir de voyager dans l'espace, domaine pourtant réservé aux êtres optimisés. C'est en greffant à son corps des poches d'urine, des cavités sanguines artificielles et des prothèses digitales qu'il réussit à usurper l'identité de Jérôme Morrow (Jude Law), ancien champion de natation désormais cloué à un fauteuil électrique, donc réduit au rang d'individu jetable malgré un patrimoine génétique irréprochable. Andrew Niccol force à dessein la démonstration : pour préserver son leurre, Vincent subit une opération visant à le grandir de quelques centimètres, expurge longuement son corps des peaux mortes, masque un important déficit visuel, s'entraîne au-delà du raisonnable et laisse partout, en guise d'alibi, des traces génétiques – cheveux, cellules – empruntées à Jérôme, devenu une sorte d'alter ego ne vivant plus que par procuration. À son père lui assénant que sa « seule chance de voir l’intérieur d’un vaisseau spatial, c’est d’y faire le ménage », Vincent répond en différé par son accession inespérée à la mission spatiale Titan, venant couronner des années d'efforts acharnés. Malheureusement pour lui, c'est à ce moment précis que les forces de l'ordre apparaissent pour enquêter sur un meurtre que l'on soupçonne d'avoir été commis par un « invalidé »... Sans effets spéciaux ni emphase stylistique, Bienvenue à Gattaca va alors, avec intelligence et une rare économie de moyens, opposer trois types de personnages : l'homme ancien, non maximisé, ambitieux et jusqu'au-boutiste ; l'homme nouveau, augmenté, narcissique, mais meurtri par une rivalité fraternelle douloureuse ; enfin, l'optimisé promis au plus bel avenir mais freiné par les événements, davantage encore présenté comme passif et dépressif qu'altruiste. De ce cadre fermé se détache toutefois le couple formé par Vincent et sa collègue Irène, interprétée par Uma Thurman. En quête de liberté dans une société strictement réglementée, les deux amants s'élèvent ensemble contre un monde aseptisé et inhumain, bien plus figé et malade que les « invalidés » qu'il s'obstine à ostraciser avec mépris.
Critique à lire dans Fragments de cinéma