Le thème du double est un classique du 7ème art. Il a donné lieu à quelques grands films, à commencer par Vertigo, longtemps considéré comme le plus grand film de tous les temps. Kurosawa l'aborde ici sous l'angle non pas amoureux mais du pouvoir. A une époque où le Japon n'est pas encore unifié, l'un des plus puissants chefs de clan veut mettre la main sur Kyoto, qui fait office de capitale. Conscient du caractère éphémère de l'existence humaine, il a prévu un sosie pour prendre sa place s'il venait à périr : c'est le Kagemusha. L'homme nous est présenté dès l'incipit, un plan fixe de six minutes où trône l'empereur Shingen, son frère Nobukado et enfin le sosie que ce dernier a sauvé de la crucifixion, frappé par la ressemblance avec Shingen. Crucifixion, car notre homme est un voleur. Shigun s'en émeut : tout de même, être remplacé par un vulgaire voleur ! C'est alors que le sosie, resté silencieux jusque-là, s'emporte : Shingen a tué, lui, des milliers de personnes ! Le chef de clan en convient, reconnaît même avoir fait assassiner père et fils, mais pour une bonne cause, l'unité du pays. Arguments connu, qui vous a un petit air shakespearien... Mais son sosie séduit Shingen par sa franchise. Il faut en effet quelqu'un de vrai pour l'incarner. Dès le départ, un paradoxe est posé : l'homme est choisi pour son caractère alors qu'il devra précisément s'en délester pour ne devenir que le réceptacle d'une image.

Car la seule vision de Shingen pétrifie, de peur, l'ennemi. L'homme est surnommé "la montagne" pour exprimer sa dimension indestructible. Etre Shingen aux yeux de l'ennemi, c'est donc n'avoir rien à faire d'autre qu'apparaître. Alors que l'assaut sur Kyoto se prépare, il reste chez lui, loin de l'action, son frère donnant le change. Au plan fixe sur les trois hommes immobiles, succède une scène virevoltante où un messager, courant à perdre haleine comme tous les messagers, réveille sur son passage toute une garnison assoupie, avec un effet de domino assez réjouissant. Il va s'avérer que l'ennemi possède une arme comparable à celle de Shingen : un joueur de flûte. Entendre jouer de cette flûte tous les soirs suffit à démoraliser les assaillants - la sérénité, en effet, est déstabilisatrice. Plutôt que de s'en tenir à son propre mot d'ordre, ne pas bouger, Shingen va s'exposer devant l'ennemi pour savoir si la flûte continue à jouer, alors que son armée a réussi à couper l’eau aux assiégés. C'est là qu'il sera tué par un sniper utilisant un fil à plomb pour toucher l'arbre devant lequel le souverain s'est posté ! Shingen n'y survivra pas.

Le sosie entre alors en scène. Appelons-le K par souci pratique, puisque dans le film il n'est jamais nommé. Normal puisque K n'existe pas au sein du clan Takeda : il n'est qu'une ombre, celle du guerrier, embauchée pour trois ans. Et ensuite ? Il retournera à son néant, prophétise Nobukado, le seul personnage ayant un peu de compassion pour K, peut-être parce que lui-même a tenu ce rôle. C'est bien ce qui se produira : lorsqu'il sera démasqué, on le mettra dehors en lui lançant des pierres. Poignant destin.

K avait commencé par refuser, effrayé par la tête momifiée de Shingen conservée dans une urne : c'est comme s'il avait vu l'âme qu'il est censé héberger - ou peut-être son propre destin ? Il tient ferme dans sa décision malgré les menaces de mort ou le sermon culpabilisant de Nobukado qui qualifie sa position d'égoïste. C'est caché au bord d'une plage, contemplant l'urne mise à l'eau et entendant des espions prêts à annoncer la mort de Shingen, qu'il va se décider. Mystérieusement, la disparition du corps de Shingen a opéré une transsubstantiation.

Jusqu'où peut-on tromper son monde ? Les deux espions sont aisés à duper : puisque K est à présent voué à n'être qu'en représentation, c'est logiquement au cours d'un spectacle de Nô qu'ils ont confirmation que Shingen est vivant. La cour du château de Takeda n'y voit également que du feu. Mais la vérité sort de la bouche des enfants : le jeune prince héritier, Takemaru, ne reconnaît pas son grand-père. Peu importe, puisque cet homme-là, au contraire de l'autre, ne "fait pas peur". K va peu à peu s'attacher à l'enfant. Pour éviter que l'usurpateur ne soit démasqué, on déclare à ses concubines que toute activité sexuelle est déconseillée au guerrier épuisé par ses combats. Discours que l'on tient pendant trois ans ? Il y a là une invraisemblance... Quoiqu'il en soit, poussé dans ses retranchements, K avoue toute la vérité (souvenons-nous qu'il avait été choisi par Shingen pour sa franchise). Mais l'histoire qu'il sert aux femmes est tellement énorme qu'elles éclatent de rire. Souvent le rire permet de désamorcer les situations dangereuses dans le film : c'était le cas aussi lorsque le jeune Takemaru avait nié que cet homme fût son grand-père. Il n'y en a qu'un qu'on ne peut tromper, c'est le pur sang que seul Shingen pouvait monter. Un peu l'Excalibur du clan Takeda. C'est bien ce qui perdra K, tenté de vérifier qu'il était Shingen jusqu'au bout en essayant de dompter le cheval.

Il avait pourtant très bien tenu son rôle jusque-là. D'abord dans une confrontation avec Katsuyori. Le jeune homme, fils de Shingen, enrage de n'être pas l'héritier. On en apprendra la raison : Shingen l'ayant conçu avec la fille d'un clan ennemi, impossible de lui remettre l'étendard du clan Takeda. Cette situation a généré une rancoeur que Shingen n'est plus là pour gérer. Takeda, au courant bien sûr que le souverain à présent est un fantoche, veut donc agir par lui-même. Lors de la réunion où il défend son point de vue, sollicité, K répond simplement : "la montagne ne bouge pas". Rappel de la loi du père. Car Shingen infuse mystérieusement dans les veines de son sosie. Une scène est révélatrice à cet égard : alors qu'il vient de se gratter le nez et de faire le clown, rabroué en cela par sa garde rapprochée, il se fait soudain triste et pensif, figé dans une immobilité mélancolique, suscitant la fascination des cinq hommes qui croient voir leur ancien maître.

L'habit finit par faire le moine. Cette métamorphose travaille K, qui en fait des cauchemars dûment colorisés par le cinéaste. Impossible d'échapper à celui dont il a revêtu l'armure. K agit comme le ferait Shingen, jusque dans l'humiliation qu'il a fait subir ce jour-là à Kastuyori, ce qui inquiète légitimement Nobukado. En effet Katsuyori, suite à cette réunion, décide d'aller, seul, attaquer l'un de ses ennemis les plus acharnés. Tout le clan Takeda vient en renfort, avec son arme fatale, la silhouette de K. Il n'a qu'une chose à faire, ne pas bouger, ce qui n'est pas simple lorsqu'on est assailli par l'effroi (alors qu'une troupe ennemie est annoncée comme fonçant sur eux) ou la compassion (quand il voit ses gardes du corps se faire tuer pour le protéger). La scène de bataille est vraiment trop longue, c'est l'un des reproches que j'adresserai au film malgré, par moments, son indéniable qualité plastique (les lances qui luisent dans l'obscurité). Le sujet du film, ce n'est en effet pas les guerres claniques mais bien le sort de cet homme de paille, et le contraste entre son statut et la façon dont on le traite. Alors qu'il représente la puissance absolue, on lui parle comme à un enfant qu'on corrige dès qu'il dévie de la voie tracée. On notera, à ce sujet, la scène où l'un des plus vieux généraux avait tancé Shingen pour son attitude immature : Kurosawa suggère ici que le chef, même lorsqu'il s'agit bien de lui, n'est pas forcément à la hauteur de son image. Peu importe l'homme finalement, seul compte le symbole.

Précisément, cet étendard refusé à Katsuyori est chargé de significations. Il représente quatre éléments associés à quatre qualités : vif comme l'air, silencieux comme la forêt, fort comme le feu et immobile comme la montagne. Tout cela est expliqué au jeune prince héritier. Shingen avait bien recommandé, avant de mourir, de ne jamais abandonner ses terres. Mais l'impétueux Katsuyori, fort de sa première victoire, victime de l'hubris chère aux Grecs, passera outre : une fois le faux Shingen démasqué et renvoyé, il va lancer toutes les troupes du clan Takeda à l'assaut du redoutable Ieyasu, plus assoiffé de pouvoir que son allié Nobunaga. Katsuyori a ignoré l'arc-en-ciel rappelant le message de Shingen. Avant que la bataille ne s'engage, les généraux ont compris que tout était perdu.

La scène est splendide. Ieyasu a ordonné qu'on tire sur les chevaux. La cavalcade est lancée par Katsuyori. (On est chez John Ford, auquel il est possible que Kurosawa ait voulu rendre hommage : son cinéma, comme celui de Ford, est profondément humaniste, par delà le bruit et la fureur des scènes d'affrontement.) Le massacre est d'abord laissé hors champ : on ne voit que les fusils qui tirent. Une très belle idée. Pour exprimer la boucherie (chevaline donc), le cinéaste s'appuie par ailleurs sur le seul visage de K, caché dans les hautes herbes comme les espions qui, autrefois, le suivaient partout. Le rouge autour de ses yeux est un véritable thermomètre de la situation. Katsuyori et ses aides de camp ont déserté leurs tabourets pliants. Ne reste qu'un charnier d'où émergent quelques blessés qui se traînent et des chevaux qui gigotent tragiquement.

On peut penser que Kurosawa a voulu évoquer, à travers ce Japon du XVIème siècle, le pays dans son histoire récente. Le désir de conquête de Katsuyori ne rappelle-t-il pas le Japon agressif qui fit la guerre à la Chine, à la Corée, enfin aux Etats-Unis ? La montagne de cadavres que nous montre le film, ne serait-ce pas Hiroshima ?

Comme toujours avec Kurosawa, le film est riche et donc la critique longue... Sur le plan formel, il offre de bien belles choses. Trois exemples encore, en plus de ceux déjà mentionnés :

- Le plan des espions cachés dans une ruine en bord de plage, avec K à quelques mères d'eux.

- Les deux fenêtres donnant sur le lac (ou la mer ?) alors que Katsuyori discute avec son conseiller.

- Le raccord d'une vague du papier peint sur le toit d'un temple.

En revanche, je ne m'ébahirai pas sur la beauté des couleurs. Comme dans son premier film en couleurs, Dodes'kaden, Kurosawa recourt à une palette volontairement outrancière, qui donne à l'image une tonalité criarde. Ce qui faisait sens dans la fable enfantine s'impose moins ici comme une évidence. Cet aspect, associé à la prédominance des scènes de combat, me font placer cet opus du maître un poil en-dessous des chefs d'oeuvre que sont Rashômon, Barberousse ou Le château de l'araignée. L'admiration de Coppola et Lucas pour ce Kagemusha et la palme d'or qu'il reçut à Cannes en 1980 n'en restent pas moins justifiées.

Jduvi
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le 24 oct. 2024

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