Immanuel Rath,professeur dans un lycée,est un type très strict,plein de manies,routinier et rigide.C'est aussi un vieux garçon laid et gras du bide,mais tout va basculer le jour où il découvre que certains de ses élèves fréquentent nuitamment le cabaret "L'ange bleu",le pire lieu de perdition de la ville,où sévit notamment la chanteuse Lola-Lola,une gourgandine de première.Rath s'y rend un soir,avec la ferme intention d'en déloger ses élèves,mais ça ne va pas se passer comme prévu,l'enseignant coincé tombant sous le charme de la démoniaque séductrice,au point de foutre sa vie en l'air.Chef-d'oeuvre de l'expressionnisme allemand,ce film est réalisé et coécrit par Josef von Sternberg,un juif autrichien exilé très jeune aux Etats-Unis,où il s'était imposé comme un bon cinéaste hollywoodien.Il reconstituait ici le duo gagnant formé avec l'acteur Emil Jannings,les deux hommes ayant collaboré en 28 sur "Crépuscule de gloire",qui valut à Jannings d'être le premier comédien à remporter l'Oscar du Meilleur acteur.Ce retour en Europe fut donc l'occasion de retrouvailles au sein d'un cinéma allemand alors florissant.Produit par Erich Pommer,qui avait travaillé sur le "Metropolis" de Fritz Lang,le film affiche une équipe technique regorgeant de talents.Sternberg tout d'abord,qui nous immerge adroitement dans un dédale de décors étroits,souvent surchargés de personnages et d'objets,une sorte de foutoir où la caméra circule avec une diabolique agilité.Il n'y a presque pas de plans extérieurs ici,mais ça ne ressemble pas pour autant à du théâtre filmé,les plans serrés du réalisateur servant surtout à exprimer l'ambiance étouffante d'une société allemande à la fois très hiérarchisée,plutôt miséreuse,qui s'étourdit dans la débauche pour évacuer ce contexte social pesant.Le récit est volontiers elliptique,ce qui permet de ne pas trop s'attarder sur des évolutions qui paraissent évidentes d'une scène à l'autre et décrivent les étapes de la déchéance d'un homme.La direction artistique d'Otto Hunte est de grande qualité,avec de beaux décors de studio reconstituant parfaitement les lieux qu'ils doivent représenter,de ruelles tordues aux pavés luisants à l'atmosphère bordélique d'un cabaret biscornu,du domicile étriqué du professeur à une salle de classe nette et géométrique.La photo de Günther Rittau et Hans Schneeberger est superbe,avec un noir et blanc très contrasté,tandis que la musique de Friedrich Hollaender apporte sa part de joie sinistre.Le film est une adaptation d'un roman du grand écrivain allemand Heinrich Mann,frère aîné de Thomas Mann,autre gloire de la littérature germanique.On a affaire à une sorte de parenthèse,une oeuvre en équilibre entre deux époques du cinéma,le muet venait de rendre l'âme,entre deux mondes,l'expérience américaine de Sternberg et Jannings venant se confronter à leur vieille Europe,et surtout entre deux guerres,car les nazis s'apprêtaient à prendre le pouvoir,ce qui bouleversera durablement la marche du Monde.Il y a d'ailleurs beaucoup de juifs présents sur ce film,qui devront pour la plupart s'exiler,notamment aux USA.Ces incertitudes contribuent sans doute au génie singulier de "L'ange bleu",sorte de document sur une époque instable.Plus prosaïquement,il s'agit de décrire la chute d'un pauvre mec totalement subjugué par une femme de mauvaise vie,la tragédie d'un homme ridicule en somme,qui va passer du statut de notable à celui d'épave en très peu de temps,ça va plus vite dans ce sens-là.D'ailleurs le sujet principal pourrait bien être celui-là,la prédominance du statut dans la société de l'époque.Rath est disgracieux,perclus de tics,sentencieux,ses élèves se foutent de lui dans son dos,mais en dépit de tout ça c'est un notable,un intellectuel,quelqu'un que tout le monde respecte dans la ville,même la police ou les habitués de L'ange bleu.Jannings avait du reste déjà expérimenté le déclassement d'un personnage six ans plus tôt dans "Le dernier des hommes" de Murnau.Et puis il y a la femme fatale,la tentatrice qui aguiche toute la population masculine en guêpière,chapeau claque et jolies jambes à l'air,toute en poses suggestives.Alors,film misogyne?Pas vraiment car la description des protagonistes est équilibrée,n'épargnant ni ne condamnant personne.Rath se comporte comme un débile,pire que ses lycéens,et il va faire son malheur tout seul,nul besoin de le pousser.Difficile cependant de l'accabler car on devine à son allure et à son comportement qu'il n'a rien vécu auparavant sentimentalement et sexuellement,d'où sans doute une énorme frustration qui va le faire exploser au contact de Lola.Quant à elle,on ne la perçoit pas comme une garce manipulatrice.Elle est consciente de son pouvoir d'attraction sur les hommes,elle en joue mais ne demande rien à personne,se contentant de sa vie d'artiste bohème.Elle est même stupéfaite quand Rath la demande en mariage,ce qu'elle n'avait ni voulu ni anticipé.On décèle chez elle,derrière ses airs bravaches,la fragilité des vaincus de la vie,ceux qui ne croient pas mériter plus que ce qu'ils ont et se satisfont de leur sort.Plus émouvante que détestable au fond,cette Lola.Même Kiepert,le prestidigitateur qui dirige la troupe et ressemble à première vue à un négrier cupide,a ses bons côtés et se révèle souvent humain.C'est juste que le mec a une troupe minable à faire tourner,qu'il doit trouver des engagements dans un contexte économique difficile,ce qui l'oblige à une certaine rigueur autoritaire.Les rapports humains sont très finement analysés dans ce film,ce qui le structure et en fait la force.Sinon ça rappelle d'autres oeuvres,mais seul le roman de Pierre Louÿs "La femme et le pantin" est antérieur à celui de Mann.Pour le reste,"Freaks",qui présente aussi une troupe artistique où abondent les physiques compliqués,est sorti deux ans après "L'ange bleu".Et pourtant on y verra aussi un mariage lugubre de la pin-up de la bande,ainsi que son adultère avec l'Hercule de service.Emil Jannings,sorte de Raimu allemand,sort encore une fois une performance extraordinaire et se livre totalement à son personnage,Rath c'est lui et impossible d'imaginer quelqu'un d'autre à sa place.Marlene Dietrich est divine et lance là une carrière qui la verra devenir une des plus grandes stars du cinéma mondial.Belle,sensuelle,ironique et canaille,elle sait aussi faire ressortir le côté vulnérable de Lola.Et en plus elle chante bien,effectuant une prestation de très haut niveau.Kurt Gerron est fantastique dans le rôle de Kiepert,ce directeur de troupe affable et manipulateur,mais l'acteur aura un destin horrible.Juif lui aussi,il sera incarcéré dans le camp de concentration de Theresienstadt,où les nazis l'obligeront à réaliser un film de propagande dans lequel on voit des prisonniers se la coulant douce dans une espèce de Club Med,l'équivalent des villages Potemkine staliniens.Il mourra juste après.Il y a aussi des figures du ciné teuton comme Rosa Valetti,qui joue l'épouse de Kiepert,ou Hans Albers,le séducteur à la moustache avantageuse,qui sera en 43 le héros du magnifique "Münchhausen" de Von Baky.Parmi les physionomies pittoresques on remarque Reinhold Bernt ,flippant en clown sinistre et mutique,et les grosses panses de Charles Puffy,le jovial patron du cabaret,et Wilhelm Diegelmann en marin belliqueux.