Souleymane est convoqué à l'OFPRA pour sa demande d'asile. On le voit se recoiffer, ajuster sa chemise, gratter une petite tache de sang dont l'origine nous sera révélée, suivre enfin une fonctionnaire dans son bureau. L'histoire de Souleymane, c'est à la fois celle qu'il va servir à l'OFPRA et celle des deux jours qui précédèrent l'entretien.
Notre homme avait deux options : dire la vérité, sachant qu'il n'obtiendra pas l'asile car il n'entre pas dans les fameux critères retenus par la France ; ou bien inventer un parcours susceptible de lui faire obtenir le précieux sésame, à savoir l'asile politique : s'il se prétend opposant recherché par le régime, il a une chance. Le choix a été vite fait. Mais les gens de l'OFPRA ne sont pas nés de la dernière pluie : ils posent des questions précises sur les endroits évoqués par le candidat, débusquent les invraisemblances, exigent des preuves à l'appui des dires de l'impétrant. Certains ex-migrants se sont donc spécialisés, contre rétribution, dans l'entraînement à cet entretien crucial. Un vrai job, financé par des miséreux. A une femme, Barry explique qu'elle va devoir détailler le viol qu'elle a vécu. A Souleymane, il donne des éléments précis pour étayer sa version et lui promet de faux documents. A condition qu'il paie bien sûr, puisque l'argent, pour un migrant, est le nerf de la guerre, depuis les passeurs jusqu'à Paris.
Or Souleymane n'a pas grand chose, en dehors d'un vélo (on ne le lui volera pas comme dans Le voleur de bicyclette, coup de bol étant donné le sport national qu'est devenu le vol de vélo en France). En attente de papiers, il n'a pas le droit de travailler, mais une magouille existe : utiliser le compte Deliveroo d'une personne qui a ses papiers, contre rétribution là encore. Et pas qu'un peu : 120 € par semaine, soit plus d'un tiers de ce que parvient à gagner Souleymane en pédalant. C'est ici un certain Emmanuel qui le lui a proposé. Bien au courant de la magouille, le site de livraison demande régulièrement de s'authentifier par selfie.
En deux jours, Souleymane va donc devoir, tout en apprenant par coeur l'histoire qu'il doit servir à l'OFPRA, effectuer un maximum de livraisons, s'assurer d'un logement chaque soir, récupérer l'argent que lui doit Emmanuel, argent qui lui permettra de payer Barry pour les faux documents qu'il pense indispensables. Mais Emmanuel ne se présente pas au rendez-vous... Un pitch que les frères Dardenne auraient pu tourner.
La première chose que montre ce film, c'est la hiérarchie existante entre les migrants :
- Il y a, en haut de l'échelle, celui qui a obtenu des papiers, ce dont il se sert pour gagner de l'argent en exploitant des gens comme Souleymane : c'est Emmanuel ou Barry.
- Puis celui qui n'a pas encore de papiers mais s'est débrouillé pour travailler malgré tout : c'est Souleymane.
-Enfin celui qui vient d'arriver et cherche à se faire aider : le film nous en montrera plusieurs.
C'est précisément cette position intermédiaire qui rend le film passionnant : Souleymane est au milieu du gué. Il peut atteindre la rive, ou se noyer.
Partant d'un tel scénario, il eût été facile de tomber dans deux écueils : verser dans le tire-larmes (oh le pauvre Souleymane, comme c'est triste), et se montrer manichéen (les méchants Français versus les gentils migrants). Deux travers que le film de Boris Lojkine évite magnifiquement, grâce à un sens de la mesure jamais pris en défaut.
"Le pire, c'est que chacun a ses raisons", selon la fameuse conclusion de La règle du jeu de Renoir. Souleymane va durant deux jours se heurter à bien des interlocuteurs, qui chacun auront leurs raisons.
Après une chute qui a abîmé son vélo et sali le sac qu'il avait à livrer, notre homme se présente chez une jeune femme. Celle-ci, dégoûtée, refuse la livraison, malgré les protestations du livreur qui fait valoir que l'intérieur est intact. Cette Parisienne n'est pas une ordure, elle ne se rend simplement pas compte des conséquences pour Souleymane : un colis refusé, c'est un signalement et donc possiblement un compte fermé. C'est bien ce qui va se produire, donnant à Emmanuel une raison de ne pas payer Souleymane.
Emmanuel est certes un "méchant" dans le film - on notera la discrète ironie de son prénom qui rappelle quelqu’un - mais on peut quand même le comprendre : ce compte qu'il loue, c'est une partie de ses revenus. Sa réputation est entachée, Il va lui falloir trouver sans doute un autre site, voilà qui a un prix. Certes, il est très élevé, comme le font remarquer, narquois, les policiers. Emmanuel c'est le "chacun pour soi" dans toute sa splendeur, celui que génèrent des situations de précarité.
Un autre vilain du film est le patron de ce restau qui laisse poireauter les livreurs en arguant que la commande n'est pas prête. Or, pour Souleymane, chaque minute est précieuse, il va donc finir par s'énerver, et se faire jeter par le patron, force propos racistes à l'appui. D'une part, il fallait bien montrer que l'insulte peut fuser assez vite chez pas mal de Français de souche, sous peine d'être taxé d'angélisme. D'autre part, on peut aussi prendre en compte le stress que subit le patron, vu la bousculade dans son restau. Notons que c'est Boris Lokjine lui-même qui endosse le costume du méchant, ce que je trouve assez beau de lucidité : le cinéaste a conscience d'être "du bon côté de la barrière" malgré toute l'empathie qu'il ressent pour son héros.
Et Barry ? Il accorde un temps minuté à Souleymane et lui met ensuite une grosse pression pour qu'il lui paie ce qu'il lui doit. Là encore, son attitude s’explique. Pour lui aussi le temps c'est de l'argent. Et l'homme ne doit avoir affaire qu'à des pauvres gars sans le sou qui lui jurent qu'ils vont le payer bientôt : à la longue, ça endurcit.
On peut tout autant comprendre également certains personnages plus mineurs, comme le migrant qui refuse d'aider Souleymane en lui donnant des tuyaux : notre héros lui-même n'ignore-t-il pas à plusieurs reprises les appels à l'aide de plusieurs migrants qui viennent d'arriver et sont perdus ? Parce qu'il n'a pas le temps, ce qu'on ressent indubitablement. Si le héros du film est clairement un personnage positif, ce n'est pas non plus un saint.
Sur les flics non plus, Lokjine ne force pas le trait - même si c’est peut-être à leur égard que la pointe est la plus acérée. Ils sont certes assez lourds et aiment faire sentir le pouvoir qu'ils ont sur ce pauvre bougre - qu’ils tutoient d’entrée de jeu -, phénomène que chacun aura pu observer, migrant ou non. Mais ils le laissent repartir malgré son vélo privé d'éclairage. Très réaliste là aussi : ils n'ont pas envie de s'embêter, juste de manger la pizza qu'ils ont commandée. Ils donnent le code de validation au sans-papiers qu'ils auraient pu arrêter.
Quant au vieux monsieur qui refuse de descendre quelques étages pour récupérer sa pizza, on verra qu'il se déplace difficilement. Cet épisode-là est l'un des plus beaux du film : touché par la solitude du vieil homme, Souleymane lui propose de couper sa pizza, malgré son stress. Son fils, lui, n'est pas là : il s'est contenté de commander une pizza pour son père. Nulle grosse ficelle mélodramatique ici : juste le constat de la solitude des vieux en ville. Deux situations douloureuses se rejoignent un cours instant, mettant notre livreur en position d’aider un Blanc. Une virgule suspendue un court instant, avant que la course contre la montre ne reprenne.
Si, dans ce parcours d’obstacles, le chacun pour soi domine, la solidarité n'est pas pour autant absente. Ce qui aide à tenir, c'est la chaleur qui émane de cette petite communauté de livreurs africains, qui se chambrent sur l'importance de leurs pays au regard de leurs exploits footballistiques. Un copain de chambrée le soutient, le rassure alors qu'il reste accroché à son téléphone au lieu de dormir - "on a l’habitude de dormir ensemble" avait lancé de façon émouvante Souleymane au gars à qui avait été attribué son lit. Un ami lui prête une chemise blanche. Quant à Barry, il acceptera les seuls 40 € que Souleymane a pu obtenir d'Emmanuel (peut-être aussi parce qu'il sent qu'il n'obtiendra pas plus) et il répondra à toutes ses questions, y compris après avoir empoché son argent.
Du côté du pays d'accueil, le film montre les structures d'aide comme celles qui distribuent des repas dans la rue, type Armée du Salut ou Restos du Coeur. Ayant vécu la dureté des journées de Souleymane, le spectateur ressent pleinement le bien que doit faire un simple sourire en tendant un café. (C'est un cliché, me direz-vous ? Peut-être mais, ayant animé une équipe de bénévoles au Restos pendant sept ans, je peux le confirmer. Ce que j'ai aussi constaté, et qui n'est jamais montré au cinéma, ce sont les agressions que subissent les bénévoles par des gens qui exigent et refusent de se plier à la moindre règle... Chose qui a fini par mettre fin à mon engagement. Mais ce n'est pas un reproche qu'on peut adresser au cinéaste, dont ce n'était pas le sujet.)
Si ce film sonne aussi juste, c'est donc grâce à la finesse, à la sobriété et à l'équilibre dont fait preuve Lokjine dans le traitement de tous ses personnages. Voilà qui le distingue d'un Sorry we missed you, sur le même type de sujet, Ken Loach ayant souvent la main lourde sur les ressorts mélodramatiques. Réaliste, le long-métrage n'est pas pour autant un documentaire : on le ressent à la façon dont le cinéaste nous fait vivre la course folle dans Paris, ses artères prenant des allures de labyrinthes cauchemardesques truffés d'ennemis, comme dans les jeux vidéos. Pour obtenir cet effet immersif, Lokjine a carrément mis son cadreur et son preneur de son sur des vélos, seule manière de suivre au plus près Souleymane. Le montage est volontairement saccadé, pour donner aux courses du livreur un caractère suffocant. Jamais de pause, ce qui nous évite au passage une Nième banale musique de jonction entre les scènes. Des moyens qui sont bien ceux du cinéma de fiction. Saluons aussi le travail du son, ceux de la rue étant amplifiés pour mieux faire ressortir, par contraste, les moments où Souleymane peut enfin se poser.
Car il y en a aussi : essentiellement le soir, dans un centre d'hébergement qu'il faut réserver dès potron-minet pour espérer avoir une place. Là, Souleymane côtoie des gens dans sa situation, il peut échanger, recevoir des tuyaux. L'une des scènes les plus poignantes est celle où il discute avec un jeune gars dont la demande d'asile a été refusée. "Lorsque j'ai reçu la notification, je suis resté prostré dans mon lit pendant deux jours" témoigne-t-il en substance. Le jeune homme l'inquiète en lui précisant que les fonctionnaires de l'OFPRA demandent des descriptions précises des lieux. "Je sais pas pourquoi je suis venu en France" finit par lâcher Souleymane accablé. Cette phrase m'est allée droit au coeur.
Cela, on le doit à l'impressionnant Abou Sangare, à juste titre récompensé à Cannes. Alors qu'il n'improvise jamais, qu'il dit les dialogues écrits par Lojkine, il est parfaitement juste quelle que soit la situation qu'il a à jouer : qu'il s'agisse d'un coup de fil insistant pour parler à sa mère, des échanges qu'il a avec sa fiancée restée en Guinée lui ayant fait part d'une opportunité de se marier, de son combat pour attraper le dernier bus pour un centre d'hébergement, aucune fausse note. Résultat : le spectateur ressent pleinement ce que peut être l'existence de ces gens qui ont tenté l'aventure en venant chez nous. Rarement je me suis dit à ce point en sortant de la salle que j'étais décidément né du bon côté de la barrière. Quelle somme de souffrances pour obtenir simplement le droit de vivre comme nous (et encore) ! Boris Lojkine a très bien résumé un paradoxe, dont il a pris conscience pendant le confinement : ces gens sont très voyants, avec leurs tenues fluo sur leurs vélos, et pourtant ce sont les invisibles de notre société. On commande une pizza, quoi de plus anodin, en ignorant le lourd passé que traîne, dans le gros sac carré sur son dos, celui qui nous l'apporte.
Ces 48h sans aucun chromo font pourtant battre le coeur : tel est l'exploit que réalisent le cinéaste et son équipe. La course-poursuite aboutit à ce qu'annonçait le titre : enfin, Souleymane va pouvoir dérouler son histoire. Retour à la scène initiale : il suit une fonctionnaire dans un petit bureau. Effet de contraste total : du dehors vers le dedans, de la nuit omniprésente constellée de loupiotes à l'éclairage froid d'un néon, du chaos parisien au silence de la pièce, uniquement troublé par le clapotis de mains sur un clavier. Souleymane se lance et l'on comprend très vite que ce sera le fiasco : il commence par débiter de façon bien trop mécanique son histoire, faisant ressentir l'appris par coeur. Lorsque la femme le questionne pour tester la véracité de ce qu'il dit, il réfléchit longuement, prouvant ainsi qu'il invente une parade. Notre homme l'avait bien dit à Barry : je n'ai jamais passé d'examen, je ne suis qu'un mécanicien sans diplôme. Comme il l'a si bien fait dans la partie thriller du film, Lojkine ne tombe dans aucune outrance : la fonctionnaire le teste, certes, c'est son job, mais elle sait aussi faire preuve d'empathie, avec des "prenez votre temps" ou en actant tout ce qui lui semble convaincant. Elle sait rapidement qu'il ment, car ce qu'ignore Souleymane c'est que la même histoire lui est servie régulièrement (tous des élèves de Barry !). Malgré tout, elle fait son boulot avec empathie. Nina Meurisse est magnifique dans ce rôle : la façon dont elle garde le silence en le fixant est très émouvante. On sait que la fiction et le réel se sont contaminés dans ce film : l'histoire de Souleymane Sangare c'est en grande partie celle de Abou Sangare. Ici, on apprend de la bouche de l'acteur que Nina Meurisse l'a beaucoup encouragé au moment de ce difficile exercice - ce qu'on la voit faire à l'écran donc.
L'ayant terrassé, fût-ce avec douceur, la fonctionnaire de l'OFPRA l'incite à dire la vérité. C'est ce à quoi va se résoudre Souleymane, après une longue hésitation. Toute cette course pour en arriver là, se dit-on ! Là, Abou Sangare est impressionnant par la pudeur avec laquelle il exprime les affres de son parcours. Son zozotement ajoute à l'émotion alors qu'il parle de sa "maman". Celui qui a, depuis qu'il a quitté son pays, accompli un vrai parcours du combattant, tel un soldat qu'on pourrait décorer pour sa bravoure, est soudain semblable à un petit garçon.
(Ce final de toute beauté peut offrir une seconde lecture : en disant la vérité, Souleymane retrouve aussi sa dignité d’être humain. Il n’est plus contraint de se dissimuler derrière une fausse histoire. Et, pour la première fois en France, quelqu'un l’a vraiment écouté. Abou Sangare l’a d’ailleurs expliqué : ce film, c’est son histoire - jusqu’à ses compétences de mécanicien - ... sauf le fait de raconter un crack à l’OFPRA ! "Jamais je n’aurais fait ça" a-t-il dit.)
Voilà, l'homme se retrouve dehors sous un doux soleil. On ne connaîtra pas le verdict, mais on sait qu'il fut négatif puisqu'au moment de recevoir son prix à Cannes Abou Sangare était toujours en attente de papiers ! Gageons que les quelques appuis qu'il a trouvés dans le cinéma devraient l'aider un peu... Cette dernière scène est montrée sans aucun son, même d'ambiance. On se souvient que le film avait débuté de la même façon : Boris Lojkine a expliqué vouloir ainsi créer un effet de "déréalisation". Son film n'est pas un documentaire, c'est une fiction. Même si ladite fiction nous enfonce la réalité dans le coeur comme un poignard.
A qui s'adresse ce film ? J'ai pu lire sur SC : un film conseillé à tous ceux qui regardent CNews. Je doute que ceux-ci soient nombreux à choisir ce film hélas. De toute façon, le film ne nous dit pas "ouvrons grand nos portes". La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, la fameuse phrase de Rocard est toujours d'actualité. On voit bien aussi l'encombrement des structures d'accueil, le personnel débordé, la tension que crée la compétition entre migrants. Sans parler de l'après : accueillir un migrant, c'est un énorme travail d'insertion. Evitons donc le politiquement correct, ce ne serait pas rendre hommage au réalisateur. Le film est-il, alors, destiné à celles et ceux qui se font livrer des pizzas ? C'est toujours le dilemme : les plateformes de livraison sont à la fois d'iniques structures qui exploitent les sans-papiers et celles qui leur permettent, tant bien que mal, de survivre. Et puis, à ce compte-là, on ne va plus au restau car on sait que les sans-papiers font vivre une bonne partie des restaurants. On aimerait montrer cette Histoire de Souleymane à tous ceux qui entreprennent le long trajet vers chez nous : voilà à quoi ressemble l'eldorado dont vous rêvez ! Mais il faut aussi considérer la situation qu'ils veulent quitter. Entre la peste et le choléra...
La vérité est que ce film s'adresse à chacun de nous. Il développe notre empathie, et cela, c'est déjà beaucoup. Abou Sangare n'est pas Eddie Murphy - malgré une ressemblance troublante antre les deux acteurs, qui justifie de façon inespérée mon titre ! - mais ses 48h à lui risquent de nous marquer plus que celles de l'acteur américain. En 40 ans, le clown a perdu le sourire.
8,5