Cette façon de toujours voir l'animation comme un terrain d'éveil enfantin et ludique n'est jamais qu'une grande illusion (une de plus). Sébastien Laudenbach, avec ce premier long-métrage magnifique parvient à créer à la fois une matière inédite, à fédérer un public assez large (au delà d'un certain âge tout de même) en réadaptant le conte éponyme des frères Grimm,tout en nous rappelant que l'émotion ne peut naître que d'une expérimentation, sinon elle ne sera tout simplement pas.


A la façon de Takahata (le lien assez net avec Le conte de la princesse Kaguya qui contient aussi une opposition ville-campagne), Laudenbach transcende l'affect par la simplicité même de son tracé, le "maximum par le minimum", parfaitement ajusté à l'emphase nécessaire pour que le trop ne soit jamais atteint, que les traits vifs et soudain d'un arbre abattu (séquence réellement traumatisante) se transforment en un terreau de tristesse pour les scènes à venir, et construisent le véritable enjeu du film : le deuil du soi, et même pour aller plus loin dans l'horreur véritable de cette histoire, du viol et de la prostitution infantile. Il y a de quoi tisser un drame épouvantable là dessus, mais sans jamais se complaire dans la turbidité de son sujet, Laudenbach sait tout à fait où se placer (dans le conte sensoriel) pour faire vibrer son spectateur sans l'entraîner dans le voyeurisme. La façon dont la scène clef du film se déroule en est une preuve déconcertante : en échange d'un perpétuel ruisseau d'or qui apporte prospérité à sa famille, la jeune fille est vendue par son père à un individu que l'on pourra assimiler au diable, mais qui est finalement une parfaite figure de la société contemporaine. Pour être à son image, la jeune fille doit être parfaitement "sale", c'est à dire trempée de la tête aux pieds dans l'or qui dévale maintenant tout près de la demeure familiale. Il suffirait d'une goutte d'eau ou de larme sur elle pour la souiller et que le diable ne puisse pas l'emporter. Ayant pleuré sur ses mains, la jeune fille est condamnée par une logique absurde à les voir sacrifiées sur l'autel matrimonial. Et ici commence le génie de la mise en scène : par un balancier de couleurs et de transparence, les silhouettes se redessinent constamment sous les efforts de leur respiration, ainsi la jeune fille apparaît puis disparaît dans le décor alors même que son cœur se vide et se remplit par le sang, et maintenant détachées d'elle, ses mains gisantes sur le sol qui se colore d'un rouge carmin sont inanimées, coupées de la ventilation sanguine.


Cette forme de respiration plastique, on la retrouve de façon aussi plus en amont dans le film, alors que la demeure familiale évolue : le manoir se crée par coups soudains, flashs lumineux et sonores, jusqu'à ce que sa structure ne soit tout à fait achevée.
"Ce château est ton château", comme le répète le prince à la jeune fille sans mains qu'il trouve errante sur son domaine, immédiatement charmé. Le château est l’emblème des contes des frères Grimm, l'espace privilégié de la natalité, de l'ordre, de la justice et des décisions administratives. Ce château qui nous est offert comme il l'est à l’héroïne est à la fois d'une beauté flamboyante (il porte les stigmates de la beauté du mari), et d'une froideur glaciale (les dorures qui parcourent le ruisseau au début du film se retrouvent ici plaquées au mur). Peu à peu, nous sommes encastrés dans l'espace alors que les ombres des personnages se dessinent sur eux-mêmes, comme pour accentuer l'effet d'emprisonnement qui découle de cette nouvelle vie.


Plus tard dans le déroulé dramatique, c'est la représentation des combats qui est façonnée par un ébranlement constant des repères et des horizons (jusqu'à leur dissipation totale dans le brouillard de guerre). Le sens même de ces affrontements, qui dressent le fil émotionnel de la suite du long-métrage en séparant les deux amants, demeure complètement occulté. La rupture entre les deux personnages est magnifiquement agencée par le jeu des distances et des mouvements omniscients des oiseaux-messagers parcourant les décors infinis. Leur respiration, totalement asynchrone, supplante les envolées charnelles qu'ils ont connus étant autrefois ensemble. Se baladant dans la demeure angoissante (bruitages d'ambiance très précis), elle évoque le peu de réconfort qui l'a tient en veille : "Je porte un peu de lui en moi".


Par la suite, elle est conduite par de multiples esprits de la rivière (d'une source claire comme ses larmes), vers un cheminement intime qui l'éloignera de plus en plus du château pour l'amener à l'époux déchu. C'est assurément la plus belle partie du film, certes un tantinet trop résumée, mais d'une telle simplicité et d'une telle beauté: notre croyance dans l'univers qui nous est dépeint est mise à l'épreuve par les colorations successives - parfois très abstraites ou symboliques - que prennent éléments qui le composent. Les eaux limpides se chargent de matières aux multiples pouvoirs et d'algues phosphorescentes, les tombeaux luxuriants de la jungle se parents de lucioles argentées, les caches secrètes où l'on retrouve un sentiment de couvée familiale se gavent de marbre et de teintes brunes. L'exploration de l’héroïne est reléguée par une exploration sensitive, principalement visuelle, qui émerveille pour mieux rappeler plus tard le fossé gigantesque entre la vie qu'elle aurait pu avoir (étant sacrifiée par son père) et celle qu'elle expérimente alors. Ajoutée à cela la discrète mais très originale et électrisante B.O (qui envoie au tapis la très pompeuse et agaçante musique de La tortue rouge), l'immersion dans ce monde à peine esquissé devient totale.


Amenés à se retrouver pour un fin heureuse (très bienvenue après tant de douleur), les amoureux esseulés parcourent les plaines et croisent leur propre moitié : la jeune fille parcours les territoires jouxtant le royaume dans lequel le prince a évolué tandis que l'autre finit par tomber sur les ruines de la maison où tout a commencé - encore une scène déchirante.


Le parallèle se termine naturellement sur leur confrontation finale, et le combat décisif où l’héroïne rend la pareille au prince en le sauvant des griffes du "diable". Maintenant rendus à l'autre bout du pays, perdus au monde extérieur mais retrouvés l'un à l'autre, ils s'envolent à la lumière, comme des tissus fragiles portés par les vents. Ce dernier plan qui s'élève vers le soleil est d'une chaleur, d'un réconfort, d'une intimité sans pareil.


Par une forme qui sied si bien à l'élégance et à la nature rebelle de la "princesse", de part l'ambivalence qu'elle ne cesse de soulever, Sébastien Laudenbach tire de cette histoire un film d'une douceur et d'une violence terrible. Les mains, symboles du pouvoir érotique, sensoriel, et maternel, reviennent aux poignets de la jeune fille alors même qu'elle les avaient tout à fait oubliées, propulsant ainsi le récit comme celui de l'acceptation d'un handicap, et non comme celui d'une réparation (les fausses mains bling-bling tout à fait gênantes et jamais utiles). Sans mains, mais sans aucune différence, pouvant être en interaction avec le monde grâce au reste de son corps et par la quintessence de son esprit. Nous y voilà, le film initiatique et élégiaque, l'ode à l'acceptation et à l'oubli de ses propres traumatismes, bien plus qu'une histoire à murmurer à un enfant avant qu'il ne s'endorme, un film essentiel à montrer à toutes les âmes qui aspirent à évoluer et mûrir.

Narval
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le 23 déc. 2016

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