À l’heure où est attendu, sur un thème finalement voisin, le très médiatique « Falling » (2020) - médiatique du fait de son réalisateur, Viggo Mortensen, et de sa production nord-américaine -, s’avance sur la pointe des pieds un modeste film bulgare ; modeste par le battage médiatique qui orchestrera sa sortie, mais non par ses éminentes qualités, qui mériteraient à elles seules de diriger vers cette perle de l’Est les foules des spectateurs.


Faisant mine de tourner résolument le dos à la sensorialité gourmande de son titre, « La Saveur des coings » se pose d’entrée de jeu comme un film sur le deuil. Dans la scène d’ouverture, la masse humaine qui assiste à des funérailles est abandonnée au flou et, bien en accord avec le prêche en hors-champ qui renvoie les vivants à la vanité de leur existence, la mise au point est faite sur l’imperturbable nature qui, à l’arrière-plan, voit les humains se succéder au pied de ses arbres tout juste ébouriffés par le vent. Face à la disparition d’une femme, Ivanka, le couple de réalisateurs-scénaristes, Kristina Grozeva et Petar Valchanov, s’attache à suivre les réactions de son époux, Vasil (Iván Sanov), artiste peintre passablement égocentrique, et de leur fils, Pavel (Iván Barnev), photographe de métier qui a tu auprès de sa propre épouse le décès qui le frappe de si près, afin de ne pas compromettre la grossesse, déjà problématique, de celle-ci. Entre la douleur démonstrative et théâtralisée du père et la froide rationalité que lui oppose son fils, un mur ne tarde pas à se dresser.


D’autant que, vite convaincu que sa défunte bien-aimée cherche à lui transmettre un message, Vasil va se jeter dans les bras peu recommandables d’un médium monnayant chèrement ses services, malgré les efforts acharnés de Pavel pour détourner son père de ce projet. L’abord et la traversée du deuil, l’irrationalité aux abois dans laquelle celui-ci peut projeter, se trouvent ainsi rapidement doublés par la thématique du lien père-fils (« The Father » étant d’ailleurs le titre original). Un lien qui prend un tour particulier lorsque l’âge du père et le choc psychique que celui-ci vient de subir le placent presque dans une position de dépendance à l’égard de son propre enfant ; une dépendance d’autant plus difficilement admise qu’elle bouleverse l’ancien ordre et les prérogatives parentales...


Grâce à un scénario et à une direction d’acteurs très subtils, qui accordent autant d’importance aux regards et aux gestes qu’aux paroles prononcées, les deux réalisateurs accompagnent l’évolution de ce lien, sans le secours d’aucune musique, si ce n’est, très ponctuellement, un hymne communiste aux effets bouleversants. Humour, gravité et absurde se mêlent, autour de ces deux trajectoires simultanément solitaires et étroitement entrelacées : le père, tout en détermination douloureuse ; le fils, passant d’une rigidité étroite et passablement antipathique à l’acceptation, en lui, de sources d’empathie et de tendresse filiale.


Afin de ne pas alourdir le propos et d’empêcher le pathos de prendre le pas, Grozeva et Valchanov, également coproducteurs de leur film, traversent celui-ci de la quête obstinée d’un pot de confiture de coing, au géranium de préférence ! Il faut bien que l’épouse de Pavel, aussi absente à l’image que la défunte épouse de Vasil, ait droit à son caprice de femme enceinte ! Revient joyeusement à l’esprit la recherche fuguée qui animait « Oh boy » (2012), de Jan Ole Gerster, et qui visait, quant à elle, une simple tasse de café, semble-t-il inaccessible dans le Berlin contemporain. Une légèreté qui permet à la gravité de resurgir, aux aveux de se faire jour et, suprême élégance, à un geste quotidien d’honorer une promesse ultime et de refonder un lien, tout en élucidant un titre...


Quand sobriété et profondeur se mêlent, dans les teintes discrètement dorées et comme passées d’un automne finissant, recueillies par l’œil sensible de Krum Rodriguez, le cinéma semble riche de ses saveurs les plus raffinées et les plus parfaites.

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le 21 déc. 2020

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Anne Schneider

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