Au début de ce Lancelot, il faut prêter une oreille attentive aux mots de la mère à sa fille, qui la prévient que celui dont on entend le pas avant de l'apercevoir mourra d'ici la fin de l'année. Cette affirmation programmatique dessine les deux lignes de la parole et de l'image qui irriguent tout le film. Alors que la parole présente la nostalgie du Graal perdu immédiatement après cette scène, qu'elle relaie l'idéal de l'amour courtois pour la dame qu'est Guenièvre, que dans les conversations elle diffuse lointainement la fidélité au seigneur ou les aspirations vaines à l'action, les images fragmentées et éparses, toutes indépendantes les unes des autres forment des blocs erratiques irréductibles à une trame narrative. Cette présentation de l'image est donc contrastée par la vaine image du verbe, comme le figurent tous ces clairs-obscurs dans le style de Georges de La Tour. Les acteurs de chair et d'os sont même étrangers au discours qu'ils tiennent et sont par leur distance à leur propre discours renvoyés à la lampe, au voile, à la paille, aux tentures, au ceinturon. Les acteurs eux-mêmes incarnent cet abîme entre une parole représentative, narrative et un réel sensible. Alors que le spectateur s'attend à voir les aventures du Lancelot de Chrétien de Troyes, si mouvementées, il est renvoyé à la peinture du réel sur un fond de paroles factices. Bresson invite le spectateur non à comprendre conceptuellement, par le biais du langage, une trame romanesque classique, mais plutôt à apprécier un nouveau rapport entre les images, de nouvelles correspondances et analogies.

Pour comprendre ce cinéma déroutant, en rupture avec une action suivie, il faut savoir que Bresson poussait ses acteurs, qu'il appelait modèles, à parler dans un style indirect libre, de façon à ce que la source d'énonciation soit plurielle, ne soit pas uniquement identifiée au personnage qui profère l'énoncé. C'est pour cette raison que les paroles semblent autant étrangères au spectateur, coupé de l'écran, qu'au personnage, comme si une personne tierce était engagée dans l'énonciation, contaminait la parole du personnage. Il nous semble ainsi qu'une question sans réponse toujours soit posée, qu'un désastre vienne inquiéter sans raison apparente la torpeur dans laquelle sont plongés les héros arthuriens. Cette étrange dimension s'articule avec des problématiques plus proprement existentielles que je vais maintenant soulever.

Nous avons vu l'alternance entre les ombres et les lumières, entre la parole et l'image, mais nous n'avons pas parlé du choix auquel Lancelot est exposé, entre la fidélité au seigneur et à sa dame. Lancelot tout d'abord refuse sa dame, puis lui cède, avant de retourner à son seigneur Arthur. Finalement, nous remarquons que son choix se divise non entre deux fidélités contradictoires, mais, en-deçà, entre le choisir et le non-choisir. Il s'agit plutôt de deux attitudes, deux façons de se positionner vix-à-vis du choix qui s'offre à lui. Soit il est soumis à un choix entre deux fidélités, soit il se retire dans l'attente sans choisir, soit il prend conscience de sa capacité à choisir et le fait consciemment. Dans les deux premiers cas, il ne saisit pas le choisir comme possibilité infinie, potentialité débordante ; en effet, ou bien il est esclave d'une alternative, ou bien il est retiré dans un non-choix. C'est seulement quand Lancelot saisit la possibilité de recommencer, de réaffirmer à chaque fois son choix qu'il adopte une attitude vraiment spirituelle vis-à-vis du choix. Il se rend compte que "le vent souffle où il veut". Le pari de Pascal, dont Bresson est un grand lecteur, propose de même deux attitudes vis-à-vis du choix, dont la plus grande est de ressaisir les infinies possibilités du choix à travers ses réaffirmations successives. Ainsi, ce film nous montre la quête de Lancelot vers la conscience de la possibilité toujours recommencée du choisir, qui s'affirme dans son cri d'agonie, son chant du cygne adressé à Guenièvre.

Emmanuel_Dieu
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le 20 juin 2023

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Emmanuel_Dieu

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