/SPOILERS/
Le goût du saké est un film cultivant les ambiguïtés, avec un fil conducteur : le temps s’écoule comme l’alcool, les deux produisant le même effet sur les vieux pères de famille, solitude et mélancolie. La première ambiguïté du film tient dans le public qu’il cible. J’ai parfois eu l’impression de ne pouvoir tirer du film toute son intelligence, toute sa force, du fait de ma méconnaissance de la société japonaise ; mais il n’est pas pour autant hermétique. De fait, les enjeux de mariage, de vieillissement ou de solitude des parents quittés par leurs enfants sont accessibles pour n’importe quel spectateur. Le film est ainsi universel dans les thèmes qu'il traite, mais leur portée et leur poids, dans lesquels résident sûrement la force du film, ne me semblent pouvoir être entièrement appréhendés sans connaissance de la société japonaise.
Une autre ambiguïté repose dans le rythme du film. Il est assez lent, calme et tranquille, mais contrairement à la plupart des films de ce type, il n’est absolument pas silencieux : la musique est très exploitée (notamment le thème principal et l’hymne de la marine) et les dialogues omniprésents. J’ai été frappé par la quantité de scènes de discussion, qui composent en fait l’intégralité du film, lui conférant une lenteur tout sauf contemplative. C’est d’ailleurs un des points où j’ai senti que les non-japonais ne pouvaient percevoir le film de la même manière, tant on voit bien que le langage des personnages est extrêmement codifié, codes qui nous sont étrangers.
La place des femmes est elle aussi ambigüe : d’un côté elle sont confinées dans des rôles traditionnels très codifiés, où la femme mûre est mariée par son père et s’occupe du foyer (même si elle peut éventuellement avoir aussi un emploi en complément de celui de son mari) ; de l’autre elles sont les personnages les plus forts du film. En effet, les hommes sont souvent perdus : le personnage principal ne parvient ni à se résoudre à vivre sans sa fille ni à affronter la pression sociale qui la pousse vers le mariage et donc vers la sortie de la maison familiale ; un de ses amis s’est marié à une femme bien moins âgée afin de retrouver une jeunesse qu’il voit s’enfuir et subit pour cela les moqueries de leur cercle d’ami ; un des ses fils est un mari peu charismatique dépassé par la vie, endetté et laissant sa femme diriger la maison ; l’autre habite encore chez son père et brille par son inutilité ; le vieillard auquel il vient en aide, doyen de leur lycée il y a quarante ans de ça, est alcoolique et déprimé… Tandis que les femmes, elles, sont tenancières de bar, maîtresses de maison ou filles attentionnées mais exigeantes à l’égard de leur père.
Enfin, la conclusion du film est sa plus grande ambigüité : le père de famille se laisse convaincre de marier sa fille afin de ne pas finir comme le doyen, alcoolique triste à la dérive entretenu par sa fille dont il s’accuse d’avoir gâché la vie ; mais ce faisant est abattu par la tristesse de la voir le quitter, et semble se diriger vers le même alcoolisme triste que celui dont il voulait éviter le sort… Il marie sa fille pour ne pas suivre la destinée d’un homme perdu, et se perd justement parce qu’il l’a mariée…
Pour finir, il faut remarquer un très grand travail du réalisateur sur la prise de vue en 4/3, puisqu’il utilise ce cadre proche du carré pour mettre en valeur sa minutie à filmer les lignes directrices d’un endroit, la caméra multipliant les plans fixes de quelques secondes, sortes de photographies d’un lieu à la composition géométrique particulièrement soignée : intérieur de maison, ruelles, bar… Ozu propose ainsi presque une pellicule de négatifs, arrêts sur image d’un cadre bien choisi, et le réalisateur insiste d’ailleurs avec la répétition des mêmes plans fixes, chacun caractérisant un lieu et réutilisé lorsque celui-ci intervient : l’entrée de la maison, le salon, la ruelle du bar, l’arrière-salle de réunion…
Finalement, le goût du saké parle d’une certaine société japonaise à travers une foule d’ambigüités qui sont autant de questions que je ne peux me contenter que de relever sans y répondre, me donnant l’impression de ne pas avoir eu les moyen de percevoir toute la démarche de l’oeuvre.