De prime abord, Le Mouton à cinq pattes semble un simple film à scketchs dans la veine des Séducteurs, de Guerre secrète ou du Diable et les Dix commandements, pour citer quelques exemples.
Un village se plaint de sa perte de popularité, désespère de voir ses attractions boudées par les touristes et des villageois endormis. Pour qu'il puisse renouer avec sa gloire passée, le maire et ses deux notables d'adjoints ont l'idée de regrouper au village en présence du Président de la République les quintuplés d'un des doyens du village, quintuplés qui avaient malgré eux en naissant fait la fierté de leurs concitoyens. L'occasion d'envoyer le médecin, adjoint du maire et parrain des quintuplés, à leur recherche.
L'occasion pour Fernandel de jouer les Peter Sellers un peu avant la lettre et de cumuler pas moins de six rôles dans quatre segments narratifs en apparence bien distincts dont la seule agrégation est le fil rouge de la quête des quintuplés par le bon docteur.
Il serait toutefois réducteur de définir ainsi le film.
Rappelons toujours cette citation de Wilde qui mériterait même le statut de maxime: "Définir, c'est réduire".
Ne réduisons pas et soyons attentif à tous les aspects du film: ses points forts et les indices d'une interprétation plus en profondeur de cette histoire apparemment simple.
Car, dans ce film, rien n'est laissé réellement au hasard d'un tissu d'intrigues disparates.
A l'exemple de la scène initiale, une représentation du Cid devant laquelle le vieux Fernandel ronfle bruyamment. A première lecture, il s'agit d'un gag sur l'intérêt porté au théâtre classique par un public provincial trop terre à terre. A seconde lecture, c'est l'arrière-plan qui interpelle: Don Diègue demande à Rodrigue de le venger et Rodrigue part dans ses célèbres stances. Pourquoi ce passage ? Par hasard ? Ou bien parce que l'histoire s'apprête à mettre en scène un village perdu qui fera appel à ses jeunes phénomènes dispersés aux quatre coins de France pour le ressusciter ? Dans la complainte du personnage de père de Fernandel, qui reproche à ses fils de l'avoir abandonné, n'entend-on pas "Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N'ai-je donc vécu que pour cette infamie" ? N'est-ce pas d'ailleurs une in-famie que combat le village, une absence de réputation ?
Rien n'est laissé au hasard.
Le premier segment du film prépare les événements et bouleversements de situation du final.
Et les autres segments, que font-ils ?
Ils servent tous comme lui le message subliminal du film.
Ne trouvez-vous pas curieuse cette soudaine volonté de Fernandel de jouer six personnages différents ?
Et si l'on met en parallèle ce fait et l'intrigue du dernier segment narratif
, celui où Fernandel reprend le rôle de Don Camillo ou plus exactement prend celui d'un des quintuplés, abbé, qui est la risée de sa paroisse du fait de sa ressemblance avec cet autre personnage de Fernandel. Si l'on s'attache à la façon d'introduire ce nouveau gag, en laissant le visage dans la pénombre, faisant attendre une face étrange, pour révéler que c'est en fait l'habit qui fait de Fernandel le moine,
n'y entend-on pas un appel de Fernandel à ce qu'on arrête de l'associer au personnage de Guareschi ou à celui du marseillais drôle et sympathique pour lui permettre d'explorer d'autres rôles ?
Chaque segment est un exemple de l'étendue de ses capacités. Du français moyen au riche maniéré, du capitaine de bateau douteux, roublard et bagarreur au journaliste entremetteur et courtier des coeurs à la Parker Pyne, toute une palette de rôles brillants, étincelants !
Chaque nouveau segment semble dire: "Avez-vous vu ce dont Fernandel est capable quand on ne l'enferme pas dans l'un de ses deux rôles habituels ?"
Le segment du fils marin fait preuve d'un passage de bravoure insoupçonné et incroyable en consacrant cinq pleines minutes aux allers et venues d'une mouche dans une cabine de bateau. La mouche est l'objet d'un pari et doit se poser sur un morceau de sucre ou sur un autre objet pour faire tout gagner ou tout perdre à l'un ou l'autre des parieurs. Cinq minutes intenses qui alternent gros plans sur la mouche et gros plans sur le regard anxieux de chacun des joueurs. Seule une galerie de têtes de spectateurs externes à la cabine, agglutinés aux hublots vient troubler cet enfermement de la focalisation sur une simple mouche. Un tour de force qui nous fait oublier le duo Fernandel-Dario Moreno qui se fait face à face ! Un excellent passage qui tend à prouver que le rôle que joue Fernandel importe peu, du moment où la tension est à son comble, les personnages et les spectateurs ayant les yeux rivés sur une mouche qui n'est ni marseillaise ni ecclésiastique.
Et que dire de la rencontre au sommet du duo Fernandel-Roquevert ou mieux encore du duo Fernandel-De Funès !
Duo extraordinaire entre Fernandel en laveur de carreau pauvre et De Funès en directeur des pompes funèbres méphistophélique, où Fernandel joue les naïfs et où un De Funès pré-1964, plus verbeux, étonne.
Duo qui a connu de fugitifs précédents, comme dans Boniface somnambule par exemple, qui va se briser à cause de ce film, De Funès reprochant à Fernandel de lui voler ses mimiques comiques. Preuve supplémentaire qu'il existe une piste narrative plus en profondeur, méta, centrée sur Fernandel et son appel à obtenir une plus large palette de rôles.
De là à comparer le croque-mort joué par De Funès qui parie sur la mort du personnage de Fernandel aux producteurs, il n'y a qu'un pas: ce personnage se nomme bien Pilate !
Le Mouton à cinq pattes, c'est donc plus qu'un film à sketch, c'est aussi un film qui parle de son interprète principal et qui lui sert de plaidoyer pour des rôles plus variés.
A cette fin, Fernandel joue plusieurs rôles représentant d'autres rôles que ceux qu'on a coutume de lui donner à l'exception du rôle évoqué, qu'il tourne en ridicule, et de son rôle typique du personnage rieur aux grandes dents qui est désiré par les spectateurs et qui s'appelle Désiré dans le film. Désiré que l'on ne considère propre à rien d'autre qu'à laver les vitres, comme Fernandel qu'on enferme dans un rôle, et qui est pourtant le seul à donner une descendance à sa famille, comme Fernandel qui se sent prêt à jouer plus de rôles de composition que d'autres acteurs considérés plus aptes à le faire que lui.
Un film souvent oublié, jugé oubliable, et qui, lui aussi, mériterait qu'on s'aperçoive de sa richesse insoupçonnée sous sa grosse couche de simplicité.