L'homme est humble. Assis face au grand bureau du Don.
L'ambiance est pesante et la lumière rare.
Au dehors il y a la musique, les flonflons qui résonnent dans ce bureau sombre. La fête qui tente de pénétrer le business par ces fenêtres fermées.
L'homme vient demander de l'aide. Il vient réclamer vengeance pour sa fille humiliée.
Le Don écoute en caressant nonchalamment le chat qui joue sur ses genoux.
Il accepte d'aider cet homme, Sicilien lui aussi. L'homme se lève et vient embrasser la main du Don en l'appelant Parrain. Il se soumet.


Dans le jardin de la propriété c'est la fête. Le mariage de Connie, la fille de Vito Corleone.
Les Corleone sont presque au complet. On attend Mickael le petit dernier pour la photo.
C'est un peu d'Italie dans cet immense parc bourgeois.
La musique traditionnelle du Sud de l'Italie retentit, chaude comme l'air de ce dimanche après-midi. Les gens dansent et chantent au son des mandolines.
Toutes les familles sont réunies, les chefs de clan rangent leur animosité dans leur holster le temps d'une journée et profitent du soleil printanier.
Les amoureux sont heureux, ils viennent de dire "Oui" devant Dieu et devant les hommes.
Ils viennent de légaliser leur amour, les yeux baissés devant le pouvoir terrestre du père et les genoux au sol devant le pouvoir céleste de Dieu. Ils se sont soumis.


C'est par la soumission que l'on entre dans Le Parrain et c'est elle qui soutendra tout le métrage.


C'est aussi la violence.
La violence des rapports, des règles, cette loi du plus fort qui fait courber l'échine au plus faible et le soumet inexorablement à la poigne de fer du dominant.
Les règles tacites et ancestrales de la Cosa Nostra Sicilienne comme l'écho de cet ultra-libéralisme naissant où tout se paye, tout se prend, qu'importe les moyens.
C'est le parallèle troublant de la mafia et du capitalisme, l'analogie inquiétante d'une organisation criminelle sans pitié et d'un système de production officiel, comme la mutation tentaculaire du bœuf laborieux en pieuvre assassine.
Un capitalisme décuplé, décomplexé, pliant les hommes à ses lois, à son appétit insatiable. Un capitalisme en costume rayé et œillet à la boutonnière qui ne s’embarrasserait plus des quelques règles castratrices au règne du billet vert, signant ses contrats avec du sang et licenciant à coups de mitrailleuse.
Un monde béni par le Dieu Dollar où les hommes se prosterneraient, soumis, ou mourraient sur l'autel sanglant de la Pieuvre Noire.


C'est encore la soumission qui enchaîne les êtres. La soumission de l'esprit, la superstition faite loi.
La loi de Dieu comme un prétexte à un semblant d'ordre dans un monde de chaos, où la vie a moins de valeur qu'un bout de territoire dans un quartier New-Yorkais.
Ce sont ces grandes fêtes religieuses qui rythment les vies comme les saisons rythment les jours. Ce sont elles qui t'accueillent dans ce bas monde et encore elles qui célèbrent ton trépas en jetant la première poignée de terre sur ton cercueil. Encore elles qui annoncent les trêves comme elles dictent les guerres, qui ramènent les âmes au calme ou qui les aiguisent comme des poignards.
Il n'y a pas de respect dans ce monde d'hommes, le respect de la parole donnée n'a plus de valeur, seul reste le très haut, le seul à encore faire peur, le marionnettiste divin.
C'est l'horloge spirituelle qui règle les montres humaines, le doigt qui tourne trop rapidement les pages du livre de ta vie et qui écrira lui-même le mot FIN.
C'est la peur invisible, le Dieu tout-puissant qui plie les hommes les plus durs, qui casse les ambitions, qui brûle d'un regard ces tigres de papier qui se croyaient de marbre.
C'est la soumission par la peur, par la tradition millénaire, les yeux au ciel invoquant la superstition éternelle, survivante des guerres, des hommes et du diable.


C'est enfin la soumission de Coppola. La soumission victorieuse de Francis Ford au Classicisme Américain.
Le Nouvel Hollywood venait pourtant de débarquer jetant par dessus bord le cinéma de papa, le code Hays et les structures narratives classiques. Le jeune cinéma Américain avait fini de ronger son frein et s'était mis en tête de foutre le feu à la bonne conscience Américaine.
Glorifiant (et érotisant) les pires gangsters du mythe Américain (Penn et son Bonnie and Clyde), laissant crever le Far-West dans sa merde comme un chien galeux (Peckinpah et sa Horde Sauvage) ou sympathisant avec des marginaux camés jusqu'aux yeux traversant à dos d'Harley-Davidson une Amérique profonde haineuse et raciste (Hopper et son Easy Rider).
L'époque était aux expérimentations, au Modernisme, au Cinéma Vérité, aux plongées et contre-plongées virtuoses.


Mais pas dans Le Parrain.


Coppola est serein, sûr de son art. C'est avec le calme de celui qui sait qu'il pose ses caméras.
Des plans frontaux, lents, contemplatifs; des plans rapprochés prenant les acteurs au plus près, leur interdisant la moindre fausse note.
Une lumière sobre, raffinée. Un récit qui prend son temps, qui expose tout ses personnages, tout les enjeux, avec clarté et simplicité.
Et pourtant, malgré tout, malgré tout ça, cette histoire, cette saga familiale s'étalant sur une vie et transpirant le Classique Américain par tous les pores de la pellicule ne l'est pas autant que ce qu'elle peut laisser transparaître.


Coppola vient constamment parasiter son Classicisme pur jus par quelques touches discrètes de modernisme; comme si le Nouvel Hollywood transpirait sous les habits trop chauds, trop lourds du Classicisme, venant mouiller de sueur les fringues cossues du vieux cinéma.
Le Classique Américain poursuivi par les chiens fous de la nouvelle génération.
Coppola revisite le cinéma de Papa et modèle la tradition Hollywoodienne aux nouveaux canons de la jeunesse émancipée. Les éclats de violence soudains, sanglants, réalistes, giclent sur l'écran sans retenues, sans fards. La violence se fait baroque, sacrée ( La scène du baptême). L'interprétation travaillée, léchée, de Brando, proche du cabotinage sans jamais y tomber, fini d'éloigner le film d'un Classicisme pur et dur.


Avec Le Parrain, Coppola investit le Classique Américain comme un microbe envahit un organisme. Il ronge les bases pourtant solides du vieux chêne, inoculant le germe de la modernité dans cet organisme vieilli.
Il remplace l'ancien monde par le nouveau, insensiblement.


Coppola tue le Classicisme... et devient Classique.

Ze_Big_Nowhere
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le 2 juil. 2015

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Ze Big Nowhere

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