La matière qui s’offre à l’analyse dans M. Le Maudit en ferait presque oublier au cinéphile qu’il raconte avant tout une histoire. Film charnière dans la carrière du cinéaste, puisqu’il s’agit de son premier parlant, et qu’il ne tardera pas à quitter l’Allemagne dans laquelle la République de Weimar vit ses heures dernières, l’œuvre est l’archétype de ce glissement d’une esthétique installée, celle du muet, vers de nouvelles voies encore à défricher.
C’est probablement la raison d’un certain déséquilibre dans la dynamique générale : une passion pour les débats discursifs, opposant dans une très longue première partie celui des notables et de la pègre, qui se rejoignent sur la nécessité de se débarrasser du meurtrier. La mise en équivalence des officiels et des criminels, jusque dans les raccords de plans, permet la première pierre d’une démonstration audacieuse, celle des distances à prendre avec les motivations du plus grand nombre. C’est là un sujet séminal pour Lang, qui ne cessera d’interroger l’individu et son rapport à la loi, son comportement collectif et sa réaction face aux pulsions, à l’instar de Furie. A ces échanges, par instant un peu longs, succèdent des séquences encore muettes, pour lesquelles on est surpris de noter l’absence de musique, probablement pour mettre en valeur le seul thème qui vaille, le Peer Gynt siffloté par le meurtrier. Là, l’image expressionniste reprend clairement le dessus, et nourrit avec force le désir d’illustrer la terreur face au pouvoir des pulsions : par l’effroi, dans un premier temps, qui règne sur la ville où l’ombre du tueur fait figure de créature de conte, par son ombre et sa présence dans les comptines enfantines. Par la façon, ensuite, dont le meurtrier lui-même se révèle être un homme subissant d’incontrôlables et monstrueux élans. A sa silhouette monstrueuse parce qu’elliptique répond la découverte d’un visage qui sera de plus en plus expressif, sous les traits d’un Peter Lorre habité, et qui révélera avec maestria la tragédie de l’homme malade et possédé.
Dans le sillage de Métropolis, M. Le Maudit est un film d’architecte, un récit dont la ville est le protagoniste principal : celle qui souffre et celle qui meurtrit ; mais à la différence de la fable d’anticipation, l’évocation est ici réaliste : c’est un panorama lucide sur les conditions sociales, la montée en puissance du syndicat du crime qui peut, par bien des aspects, évoquer celle des nazis ; le découpage de l’espace, l’attention portée aux cadrages, aux découpes orthonormées et à l’encadrement de la lumière fait l’objet d’une rigueur obsessionnelle, au cours de laquelle les lieux vont progressivement enserrer le personnage. Le tribunal populaire et criminel qui clôt le récit est en cela révélateur : dans cette mansarde étonnamment exiguë, la foule laisse se propager une haine et une hystérie collective comme seul Lang a su les donner à voir.
C’est donc cette alchimie étonnante – et, reconnaissons-le, déconcertante sur certains aspects – entre la puissance de l’image et la force du discours qui fait vibrer le plaidoyer pour une véritable justice. Fritz Lang exploite l’émotion primale de l’expressionisme et lui superpose un langage porteur de raison : certes, l’appel à l’empathie du bourreau devenu victime se perd sous les huées, tout comme la plaidoirie en sa faveur par son avocat. Mais c’est bien dans ce jeu de contraste entre la masse compacte et bestiale du nombre et de deux prises de paroles individuelles que se joue la définition de ce qui fait de nous des hommes.